Il fut un temps où le fait d’avoir signé un contrat d’approvisionnement avec la De Beers, un sight, constituait une haute distinction. Ce sésame prouvait votre qualité, vous étiez alors membre d’un club exclusif et élitiste. [:]La reine de l’industrie, ce pouvoir monolithique très influent sur le secteur, décernait ce grand honneur. Et son comportement était à l’avenant. Or, tout n’était pas aussi resplendissant, même si, par nostalgie, nous pourrions vouloir y croire. La De Beers n’a pas toujours très bien traité ses sightholders. Elle considérait souvent les sights comme un droit d’imprimer de la monnaie. En réalité, les sightholders butaient contre les difficultés, à l’instar des simples négociants. Mais une vérité était indiscutable dans l’industrie : le monarque, même s’il n’était pas tout-puissant, était le maître incontesté.
Bon nombre de diamants ont été scrutés à la loupe ; la couronne est désormais confrontée à des difficultés. Certes, il n’y a eu ni coup d’état sanglant à la cour, ni évolution rapide du pouvoir. Mais le changement s’installe de façon continue et constante. Après 100 ans, la De Beers semble perdre le contrôle de sa position de leader, tandis qu’ALROSA entre en lice pour revendiquer le titre.
Gaborone contre Moscou
Les deux sociétés sont dirigées par d’anciens cadres des chemins de fer. Philippe Mellier, le PDG de la De Beers, a été nommé par Nicky Oppenheimer, ancien président et acteur majeur de la De Beers. Même si Nicky Oppenheimer s’est peut-être montré, par le passé, un peu sentimental pour la société, il a pourtant vendu la part de 40 % détenue par sa famille lorsqu’il a réalisé qu’il n’emmènerait pas l’entreprise vers de nouveaux sommets.
Chez ALROSA, dont le siège est à Moscou, le président Fiodor Andreev a été désigné par le gouvernement Poutine, qui entendait consolider son emprise sur la société, convaincu qu’elle avait de l’avenir. Fiodor Andreev lui a apporté un esprit nouveau. Contrairement à l’avis populaire d’un Soviet, ALROSA, société publique, a la réputation d’être irréprochable, exempte de toute corruption ou de pots-de-vin. La plupart de ses dirigeants sont des ingénieurs professionnels, qui se concentrent sur l’efficacité.
La De Beers connaît une évolution constante et a notamment déménagé la DTC de Londres à Gaborone. Certains changements sont de nature structurelle, mais l’approche globale reste la même. La société extrait des diamants et vend du brut. Elle possède une marque de détail, une participation à 50/50 dans un joaillier de diamants, un bureau de développement technologique, une section pour les diamants de laboratoire et même un laboratoire de certification.
ALROSA, quant à elle, est très ciblée. Elle extrait et vend des diamants. À l’exception, très limitée, de la vente de taillé, qui a pour simple objectif la découverte des prix, la société se contente du brut. Elle ne semble pas préoccupée par la situation économique mondiale et ne ralentit pas sa production dans les périodes économiques difficiles. Si les marchandises ne trouvent pas preneur, elles sont proposées au Gokhran, le dépositaire d’État pour les pierres et métaux précieux. Le Gokhran est un privilège ; il assure à Alrosa un appui unique chez les miniers. ALROSA envisagerait-elle de ralentir sa production si elle n’avait pas le soutien du pays, grâce aux achats du Gokhran ? C’est impossible à dire, mais on peut raisonnablement supposer que ce serait le cas.
Les mentalités sont différentes, elles aussi. Pour la De Beers, c’est un peu comme si la chasse était ouverte, entre simples questions polies et dénigrement pur et simple. Je n’adhère pas à cette attitude, je m’y oppose même. Je reste pourtant perplexe face à sa gestion de certaines questions, comme les sujets éthiques. Au fil des ans, plusieurs sightholders se sont engagés dans des actions qui auraient dû aboutir à la résiliation de leur approvisionnement contractuel, en raison des principes de bonnes pratiques de la De Beers. Il s’agissait notamment d’une implication présumée dans le scandale de corruption du GIA il y a quelques années ou du mélange plus récent de diamants de laboratoire à des plis de diamants naturels. À ce jour, personne n’a été révoqué, discrètement ou non. La société a répété, à plusieurs reprises, que tout le monde est innocent jusqu’à preuve du contraire.
Lorsque l’image publique des diamants est en jeu, il n’y a pas de marge de manœuvre pour les subtilités juridiques, surtout si la société dispose de toutes les preuves nécessaires pour agir.
Un client d’ALROSA m’a récemment raconté que si vous envoyez un panier de fruits à Fiodor Andreev, dans sa chambre d’hôtel à Anvers, il le renvoie immédiatement. Le message est clair, m’a affirmé le client : les marchandises vous sont attribuées selon votre capacité à les payer et à les vendre. Le reste ne compte pas. Les contrats sont simples, l’inscription ne coûte pas cher, surtout comparée aux centaines de milliers de dollars que certains dépensent pour leurs demandes de sight.
La De Beers veut tout savoir sur ses clients ; ALROSA affiche un comportement bien moins intrusif. Malgré le mécontentement de la De Beers face aux ventes de diamants de laboratoire non déclarés, les mesures qu’elle engage sont limitées. D’après ce que je sais, les contrats d’ALROSA contiennent une clause interdisant toute activité avec des marchandises de laboratoire. La société n’attendra pas le verdict d’un quelconque tribunal, elle annulera le contrat, purement et simplement. C’est du moins l’avis général, et cela semble suffire.
Enfin, reste la question financière. En 2012, avec des revenus de près de 20 % inférieurs à ceux la De Beers, les bénéfices d’ALROSA dépassaient ceux de la De Beers de 114 %, avec 1,1 milliard de dollars. Au premier semestre 2013, les bénéfices d’ALROSA étaient de 445 millions de dollars. Une estimation prudente (et favorable) place les bénéfices de la De Beers pour la période à environ 250 millions de dollars.
L’avenir de la De Beers sera caractérisé par une baisse de ses réserves. Quant à ALROSA, ses réserves sont prouvées et extrêmement importantes. Elles permettront d’alimenter ses opérations pendant de nombreuses décennies.
Avec une production supérieure, une rentabilité bien meilleure et une vision et un axe très ciblés, ALROSA semble en lice pour s’installer sur le trône. Elle paraît d’ailleurs très intéressée par la possibilité. Comme l’indique clairement son premier vice-président et directeur général, Igor Sobolev, ALROSA sera la première société de diamants en 2018.