Ces dix dernières années, le centre diamantaire de Dubaï a connu une croissance phénoménale. [:]Aujourd’hui, le marché des diamants de la ville la plus peuplée des Émirats Arabes Unis s’élève à plus de 40 milliards de dollars, contre 5 milliards il y a moins de dix ans. Les raisons de cette envolée sont évidentes : elle offre aux négociants une zone de libre-échange où les importations et les exportations ne sont pas taxées, et son gouvernement fait en sorte de ne pas interférer avec les affaires. À l’opposé du spectre, sa rivale Anvers a dû faire face aux sanctions sur les diamants de Marange, aujourd’hui levées, et redoute à présent une possible interdiction des diamants russes par l’UE. Dubaï ne s’embarrasse pas de tels problèmes.
Mais depuis un mois, la ville connue pour ses températures de 40 ° a des sueurs froides pour de tout autres raisons, qui mettent en lumière à quel point elle laisse tout passer. Le mois dernier, le Antwerp World Diamond Centre, le groupe industriel belge, a annoncé qu’il avait saisi un lot de diamants de République centrafricaine, autrement dit des diamants interdits par le Kimberley Process. Ce lot provenait de Dubaï. Et bien que le AWDC ne nomme pas sa rivale dans son communiqué, il souligne avec insistance que des diamants centrafricains reçoivent de « faux certificats du KP insuffisamment contrôlés par d’autres centres diamantaires. »
Peter Meeus, président du Dubai Diamond Exchange (et ancien PDG du AWDC), a indiqué à JCK que Dubaï avait reçu ce lot de la République démocratique du Congo, accompagné d’un certificat valide du KP. Il a ajouté que les spécialistes locaux inspectent physiquement chaque lot, mais que ce certificat ne leur avait pas semblé suspect. Bien que les autorités anversoises lui aient précisé que la marchandise provenait d’un négociant connu pour vendre des diamants centrafricains, et qu’elle correspondait à l’« empreinte numérique » de marchandises de ce pays (et apparemment, elle représente le même volume de marchandises qu’une exportation légale antérieure de la République centrafricaine de ce même négociant), il n’est pas convaincu de sa provenance.
« L’affaire n’est pas aussi évidente », estime-t-il. « Nous avons montré les photos à de nombreuses personnes, et la marchandise pourrait provenir de Guinée, d’Afrique du Sud, ou que sais-je encore. »
Il rappelle que son centre n’a pas accès aux mêmes images numériques que la Belgique, mais que Dubaï souhaite prendre l’initiative de créer une base de données numérique pour identifier les marchandises posant problème.
Les allégations d’un récent rapport de l’ONG Partnership Africa Canada (PAC), qui affirme que Dubaï est le théâtre de ce qu’on appelle « prix de transfert », sont peut-être plus sérieuses encore.
« Nous avons remarqué depuis un moment déjà que des diamants arrivaient à Dubaï à un certain prix, et la quittaient à un autre », explique Alan Martin, coauteur du rapport. En 2013, il y avait une différence de 42 % et en 2011, de 74 %. Et s’il existe des différences de valeurs dans d’autres centres, il précise qu’« à Dubaï, la différence est cinq fois plus élevée que chez son concurrent le plus proche [la Suisse]. »
Alan Martin reconnaît que « c’est peut-être en partie dû au mélange des lots », mais cela ne peut pas expliquer une telle différence. Il pense que les prix de transfert permettent aux négociants de sous-payer leurs diamants en Afrique, « puis d’exporter ces diamants de Dubaï de manière parfaitement honnête, à leur valeur réelle. Et leur dette fiscale s’élève à zéro. » Cela prive les gouvernements africains de revenus fiscaux dont ils auraient bien besoin, affirme-t-il. Le PAC estime que l’an passé, le coût des prix de transfert pour la République démocratique du Congo s’est élevé à 66,2 millions de dollars.
Le rapport mentionne également que certaines différences pourraient aussi servir de couverture au blanchiment d’argent, une pratique qui pourrait être favorisée par les transactions en cash qu’autorise le gouvernement des Émirats Arabes Unis (à l’instar d’autres pays).
Peter Meeus répond que le rapport conjoint du Groupe d’action financière (GAFI) et du Groupe Egmont sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme par le commerce des diamants mentionne à peine Dubaï et se concentre principalement sur d’autres centres. (Vous pouvez lire la réponse complète de Peter Meeus lors de l’intersession du KP.) Cela dit, les références du rapport à Dubaï ne sont guère flatteuses : il énonce que les zones de libre-échange sont exposées au blanchiment d’argent et que le problème des prix de transfert nécessite une analyse plus approfondie.
Au sujet des différences de prix, Peter Meeus fait remarquer qu’« il existe un problème de marchandises africaines sous-évaluées. Tout le monde le sait. » (Ces allégations remontent en effet à au moins neuf ans.)
Alan Martin pense que cela relève de la responsabilité de Dubaï d’éclaircir ce point. Et d’ajouter que « Dubaï est dans une mauvaise posture. Ils devraient intervenir et expliquer les raisons d’une telle situation. »
En arrière-plan à tout ceci, se cache le désir de Dubaï d’accéder à la présidence du Kimberley Process. Si ces questions ne sont pas éclaircies, sa candidature « pourrait ne pas être la meilleure du point de vue du KP », estime Alan Martin. (La candidature de l’Angola à la présidence du KP a en effet été bloquée par des ONG dans le passé.)
Depuis que le scandale a éclaté, on se demande comment Dubaï a pu croître autant et aussi vite. Dubaï a peut-être l’impression d’être le bouc-émissaire du rapport du PAC (Peter Meeus a quitté la réunion du Precious Stones Multi-Stakeholder Working Group à Paris lorsqu’il a été présenté, révèle Alan Martin), mais il a au moins le mérite de mettre ces questions au grand jour. Tout le monde reconnaît que les prix de transfert constituent un problème réel. Il est donc temps de se pencher plus sérieusement dessus.
Edward Asscher, président du World Diamond Council, m’a récemment confié qu’en l’absence de règles équitables, « les diamants seront au plus mal. » Dubaï est bien établie dans la communauté diamantaire. Elle a apporté une énergie nouvelle à l’industrie, ainsi qu’une porte ouverte dont on avait bien besoin sur le marché de détail au Moyen-Orient. Elle a aussi été une fervente défenderesse du Kimberley Process. Mais aujourd’hui, en particulier avec la question des prix de transfert, certains se tournent vers elle pour montrer qu’il ne s’agit pas du maillon faible.