Le marché diamantaire pourrait connaître un retour à la normale après son étonnante croissance de début d’année, grâce à de bonnes ventes de bijoux, à la hausse des marges bénéficiaires des tailleurs et à la pénurie de brut. Les marges de la filière intermédiaire ont baissé, tandis que les prix des diamants continuent d’augmenter, ce qui laisse à penser que le marché est en surchauffe.
Les clients se méfient des nouvelles hausses de prix, sachant que la saison estivale approchant, l’activité pourrait ralentir. En plus de la morosité saisonnière, les risques de baisse sur le marché diamantaire sont alimentés par les données montrant une recrudescence des infections de Covid-19 en Europe et en Inde.
Mais une victoire complète sur le coronavirus ne garantirait même pas que les ventes de Noël 2020 se répètent, car les personnes ayant reçu le vaccin devraient désormais se tourner vers des secteurs comme les voyages en avion et les croisières. Nous avons entendu parler de la dégringolade des actions des sociétés du style « reste à la maison » – qui avaient bondi l’année dernière – pendant la deuxième moitié de février et le mois de mars (comme les actions de Zoom, organisateur de vidéoconférences, Square, opérateur de paiements électroniques, et DocuSign, service de signatures numériques), alors que les banques et les sociétés de la vie réelle se renforcent et profitent de la réouverture de l’économie après la pandémie.
Les miniers, en revanche, estiment que la situation actuelle est unique puisque la demande de bijoux en diamants a tendance à croître à long terme et la pénurie augmente en raison des confinements et de la fermeture d’Argyle. C’est ce point de vue qu’a exprimé Sergey Ivanov, PDG d’ALROSA, début mars à l’occasion des rencontres Capital Markets Days.
D’après la présentation d’ALROSA, la demande de bijoux en diamants augmente en raison du nombre de mariages aux États-Unis, qui dépassera le niveau habituel de 50 % en 2021 après l’interruption provoquée par la pandémie. À la suite d’une baisse de 15 % l’année dernière, la consommation de bijoux progressera de près de 9 % en 2021. ALROSA s’attend à une hausse de 10 % du marché d’Asie-Pacifique ; le marché américain, le plus important, s’appréciera de 3 %.
Les ventes en magasins comparables de Signet, l’un des plus importants détaillants de bijoux des États-Unis, ont affiché une hausse de 7 % en glissement annuel au cours du trimestre clos le 30 janvier. Les ventes en ligne ont progressé de 71 % (et leur part a atteint 23 % du total des ventes), ce qui compense la baisse de 4 % dans les boutiques traditionnelles. Le prix d’un achat moyen a augmenté de 6 %. Signet prévoit que les ventes en magasins comparables du trimestre suivant progressent de plus de 80 % par rapport au même trimestre l’année dernière, en plein cœur de la crise, et que ses revenus augmentent de 67 %, à au moins 1,42 milliard de dollars.
La filière intermédiaire dispose actuellement de suffisamment de liquidités, étant donné l’écart entre les prix du brut et du taillé, affirme Sergey Ivanov. D’après Rapaport, les prix du taillé ont pris en moyenne 20 % en six mois, période incluant janvier 2021, tandis que les prix du brut ont été freinés par les grands miniers jusqu’en décembre, afin de ne pas contrecarrer la reprise du marché. Dans cette situation, la rentabilité de la taille, qui avoisinait les 2 % en moyenne dans les années 2010, a profité d’une augmentation de 5 %.
Les exportations de taillé par l’Inde, qui représentent 90 % du marché, ont progressé en février de 26,5 % par rapport à 2020, pour atteindre 1,75 milliard de dollars. Dans le même temps, les importations de brut se sont révélées plus faibles qu’en février de l’année dernière, même si le recul a été très limité (de 0,3 %, à 1,46 milliard de dollars). Il peut s’expliquer par la courte pause qu’a prise l’industrie après la hausse des achats des mois précédents, en particulier en janvier lorsqu’ils avaient bondi de 65 %.
D’après VTB capital, la filière intermédiaire continuera de refaire ses stocks tout au long du premier semestre de cette année, malgré l’appétit record constaté au second semestre de l’année dernière. En 2020, les importations nettes de brut vers l’Inde avaient atteint 6,1 milliards de dollars, dépassant l’offre mondiale au cours de cette période. Et puisque les exportations nettes de taillé par l’Inde en novembre et décembre étaient en moyenne de 48 % supérieures à celles d’il y a un an, on peut en conclure que le marché du brut a été véritablement conséquent et que le retail a fait preuve d’une forte demande pour des diamants taillés. Les stocks de brut dans les centres de négoce, de même que les stocks de diamants chez les détaillants étaient donc plus faibles que d’habitude en fin d’année, ce qui signifie qu’un réapprovisionnement sera nécessaire au premier semestre 2021, d’après les estimations de VTB Capital.
Les stocks moyens des acteurs du marché sont à leur plus bas depuis 10 ans et correspondent à deux mois de production, d’après le PDG d’ALROSA. La demande qui ne s’est pas tarie pendant plusieurs mois et le manque de brut cumulé au cours de la pandémie ont contribué à cette situation. Parallèlement, en tenant compte de la fermeture de la mine Argyle en Australie, il semble impossible de renforcer la production, considère Sergey Ivanov. Dans les cinq années à venir, le marché pourrait perdre 21 millions de carats (près de 19 % de la production de 2020). D’après VTB Capital, même si certaines mines devraient rouvrir en 2021 (comme Ekati, qui a repris son activité depuis fin février), la production mondiale n’augmentera que de 5 %, puisque la croissance sera compensée par l’épuisement de la mine Argyle.
ALROSA s’attend à ce que la croissance de l’offre sur le marché ne dépasse pas 2 % par an au cours des deux prochaines années, ce qui sera de toute façon en-deçà de la croissance de la demande mondiale de bijoux (entre 5 % et 10 % par an). La pénurie de brut va donc se constituer et atteindre 30 % d’ici 2025, d’après les estimations du minier.
« Cette situation est unique en matière d’équilibre entre offre et demande, elle pourrait contribuer à la hausse des prix du brut à moyen terme », considère Sergey Ivanov.
ALROSA et De Beers ont régulièrement relevé leurs prix en décembre, janvier et février, provoquant une hausse des prix du brut de 10 % depuis le début de l’année. Les prix ont atteint leur niveau d’avant la crise, tandis que les tarifs du brut de grosseur supérieure et de qualité élevée ont dépassé les niveaux d’avant la crise. Avant la séance commerciale de mars, ALROSA a de nouveau augmenté ses prix (de 4 % à 5 %, principalement pour les pierres d’un carat et plus). Le porte-parole d’ALROSA affirme que les prix « s’aligneront sur la demande réellement confirmée de la filière intermédiaire ».
Même si le plus grand fournisseur juge inévitable la prochaine hausse des prix, tous les acteurs du marché ne la considèrent pas pertinente. L’agence Rapaport cite certains clients d’ALROSA qui qualifient cette mesure d’inutile et inopportune et se disent sceptiques quant aux perspectives du marché dans les mois à venir.
« Les miniers ont raflé toutes les marges bénéficiaires de la filière de fabrication car, lorsque le taillé sera prêt, le marché sera légèrement plus faible qu’aujourd’hui, explique un client d’ALROSA. Il est probable que nous perdions tous un peu d’argent et que nous ne parvenions même pas à couvrir les frais. » Il fait remarquer que les associés d’ALROSA doivent accepter toutes leurs attributions pour préserver les contrats de la future période qui débutera le 1er avril.
« Comme le marché du brut est très solide, tout le monde accepte les prix mais une bulle est en train de se former et elle pourrait exploser », a averti l’un des acteurs du marché pour Rapaport. D’après lui, les prix du brut sont déconnectés des prix du taillé, ce qui pourrait poser problème aux fournisseurs, puisque la demande de bijoux est remise en cause pendant la saison calme sur le marché.
Mais en dehors de la volonté des fournisseurs d’optimiser leurs revenus, les hausses de prix peuvent aussi s’appuyer sur une offre insuffisante, qui commence déjà à perturber le marché. Les résultats des séances commerciales de février, organisées par De Beers et ALROSA (respectivement de 550 millions et 361 millions de dollars), sur fond de hausse des prix, ont été beaucoup plus bas que les chiffres record de janvier (respectivement de 17 % et 16 %). Les sources de Rapaport prévoient que les ventes des miniers soient encore plus basses en mars, en raison de la faible disponibilité du brut. Les ventes de De Beers pourraient notamment reculer à 400 millions de dollars. L’objectif de production de De Beers a été mis à mal par les confinements et les difficultés opérationnelles et devrait être de 32 millions à 34 millions de carats (en dessous de la précédente estimation de 33 millions à 35 millions de carats). À la fin de l’année dernière, les stocks d’ALROSA avaient beaucoup diminué (de 32 %, à 20,7 millions de carats) après de fortes ventes au quatrième trimestre. À la fin mars, la société s’attend à ce que les ventes tombent à un plus bas historique.
Une pénurie de diamants, alors que le marché est à son plus haut, contrarie les fournisseurs mais peut se révéler être un argument de poids pour maintenir l’équilibre si la situation de marché bascule, comme c’est arrivé à plusieurs reprises l’année dernière. Comme à son habitude, l’industrie mise tout sur une reprise mondiale de l’économie, qui incite les consommateurs à offrir des cadeaux et à célébrer les événements mémorables en achetant des bijoux. Néanmoins, la plupart des signes laissent penser que l’économie ne s’est pas encore totalement rétablie et que le marché diamantaire connaît un boom sans précédent. Paradoxalement, c’est l’arrêt de l’économie qui a vraiment déclenché la croissance de l’industrie fin 2020. Alors que les voyages étaient limités ou totalement arrêtés pendant la pandémie, les clients ont préféré dépenser l’argent économisé pour acheter d’autres biens sur le marché du luxe. Les bijoux ont été plébiscités en raison du lien émotionnel qu’ils ont avec l’exaltation d’une demande en mariage et la possibilité de préserver plus ou moins leur valeur. Par conséquent, la demande de bijoux a moins baissé l’année dernière que le luxe personnel (vêtements et montres), de 15 % uniquement, contre 23 % et 30 % respectivement pour ces autres articles.
La dynamique ralentit avec la réouverture de l’économie, a averti Signet dans son rapport. « Alors que la vaccination progresse, les dépenses discrétionnaires des consommateurs pourraient s’écarter des bijoux au profit des catégories axées sur les expériences », affirme Signet, ajoutant que « l’amplitude et le calendrier de cette évolution sont difficiles à prédire ». Signet prévoit toutefois un ralentissement de la croissance du marché des bijoux au second semestre 2021.
À l’heure où l’économie rouvre et où les voyages internationaux reprennent, l’industrie diamantaire sera confrontée à une concurrence renouvelée, notamment auprès des jeunes consommateurs qu’elle cherche à attirer, d’après Kirill Chuiko, responsable de la recherche chez BCS GM. « Une bague en diamants vous permet de poster une ou deux photos sur Instagram, a-t-il expliqué. Mais si vous partez en vacances en Espagne, vous pourrez publier 10 photos par jour. »
Photo © Venetia Mine, De Beers.