Alors que le « who’s who » du monde flamboyant des enchères de diamants de grande valeur se rassemblait à Genève en mai, le pèlerinage de cette année vers la ville suisse avait une tonalité discrète.[:] Même si Sotheby’s et Christie’s ont été à la hauteur en proposant des bijoux d’exception, qui relèvent généralement l’humeur du marché grâce aux records établis, les négociants se sont présentés avec une certaine appréhension. Le marché des grosses pierres, ont-ils fait remarquer, a connu des temps meilleurs.
Les grandes maisons d’enchères fixent des prix de réserve plus bas qu’avant, réagissant ainsi à la faiblesse ambiante, a expliqué Johnny Kneller, PDG du fabricant de grosses pierres Safdico.
Lors des enchères de Christie’s à Genève, un diamant taille émeraude D, VVS1, de 12,50 carats, potentiellement IF, s’est vendu « à peine » 68 000 dollars/ct. Bien que la pierre ait eu des proportions non idéales, son prix était le reflet du sérieux ralentissement du secteur des grosses pierres, a souligné Thomas Faerber, négociant de bijoux et co-fondateur du salon commercial GemGenève. Le prix définitif était de 27,5 % en dessous de la liste Rapaport, d’après ses calculs.
« En dehors de sa profondeur de 77 %, c’était une belle pierre. Je me serais attendu à ce qu’elle atteigne à peu près le niveau de la liste sur un meilleur marché », a ajouté Thomas Faerber.
Cette vente ne fait pas figure d’exception. Les prix des grosses pierres vacillent depuis six mois. Plusieurs difficultés ont pesé sur l’humeur et chaque vente escomptée déclenche un signal d’alarme sur le marché, réduisant encore plus la confiance. L’indice RapNet (RAPI™) pour les pierres de 3 carats a chuté de 12 % au premier semestre 2019, contre une baisse de 3,1 % pour la catégorie des 1 carat.
« C’est un cercle vicieux, a indiqué un courtier en brut sous réserve d’anonymat. Certains s’attendent à ce que les prix baissent encore, ils retardent donc leurs achats. On tourne en rond. »
Les négociants ont identifié quatre principaux facteurs contribuant à la spirale descendante.
1. Le manque de liquidités
Ces six derniers mois, les grandes sociétés indiennes se sont défaites du taillé de plus de 3 carats pour lever des fonds, a fait observer le courtier anonyme. Cela a affaibli l’humeur sur le marché et laissé penser que de nouvelles baisses de prix pourraient intervenir. Les détaillants ne veulent pas acheter s’ils pensent que les prix vont continuer à plonger, a-t-il noté.
« Ils ont dû trouver des fonds assez rapidement. Obtenir de telles sommes avec du mêlé n’a aucun sens, il faut beaucoup trop de temps, a expliqué le courtier. Certains acteurs proposent ces grosses marchandises avec de sérieuses remises sur le marché. Par conséquent, les gens ont perdu confiance dans le produit. »
Quelques transactions à bas prix peuvent avoir un fort effet négatif sur les échanges, a expliqué Johnny Kneller de Safdico, faisant écho aux explications du courtier de brut sur le ralentissement. Le marché des grosses pierres est relativement réduit. Les informations sur de nouveaux niveaux des prix voyagent vite.
« Les prix ont été poussés vers le haut par des spéculateurs obtenant un crédit facile. Ils ont maintenant chuté car les spéculateurs sont face à des problèmes de liquidités », a expliqué Johnny Kneller.
2. Une conformité plus stricte
Bien que l’amélioration de la transparence contribue à nettoyer le marché, elle a aussi participé au ralentissement du haut-de-gamme, d’après les négociants. Ceux qui conservaient des richesses obtenues illégalement grâce à des diamants ne peuvent plus agir avec autant de facilité, a fait remarquer un directeur de société diamantaire installée à Anvers. Les gouvernements répriment le marché noir et les banques demandent de plus en plus de justificatifs pour prouver l’origine légitime des marchandises et des fonds.
Il est notamment plus difficile de négocier avec Hong Kong car la municipalité a intensifié ses règles de conformité pour tenter d’améliorer sa réputation à l’international, ont indiqué les négociants. Les sociétés entretenant des relations de longue date avec les banques se rendent compte que les prêteurs mettent en cause leurs revenus et demandent des preuves des transactions.
« La réglementation stricte sur l’argent n’a pas d’effet positif sur l’industrie, a expliqué Ephraim Zion, créateur du joaillier Dehres installé à Hong Kong. C’est un problème dans le monde entier mais il est plus prononcé ici à Hong Kong. » Il existe d’ailleurs un lien direct entre les difficultés de conformité et le prix des diamants, a-t-il insisté.
Parallèlement, les sanctions américaines contre certaines personnes ayant précédemment acheté des diamants ont évincé des clients importants du marché, selon un autre diamantaire.
3. Un recul de la rareté
Il s’agit là d’une conséquence un peu ironique du succès des sociétés minières qui extraient du brut. Les améliorations technologiques ont aidé les producteurs à préserver les grosses pierres lors de l’extraction, ce qui a un effet sur la rareté de ces diamants précieux, ont indiqué des négociants à Rapaport News. C’est le cas aussi bien pour le brut de 10 carats et plus que pour les pierres extraordinaires de plus de 100 carats.
« Lorsque vous obtenez des dizaines – et je dis bien des dizaines – de diamants qui sortent actuellement des mines… il n’y a plus de rareté », a déclaré Alan Bronstein, propriétaire d’Aurora Gems à New York et président de la Natural Color Diamond Association.
Gem Diamonds a obtenu 15 pierres de plus de 100 carats à sa mine Letšeng au Lesotho l’année dernière, battant son précédent record de 11 pierres en 2015. Elle a également obtenu 137 diamants entre 20 et 30 carats, contre 113 en 2017. Lucara Diamond Corp., autre spécialiste des grosses pierres, a extrait 12 diamants de plus de 300 carats depuis la mise en service d’une nouvelle technologie d’émission de rayons X (XRT) dans sa mine Karowe au Botswana en 2015, a-t-elle signalé en avril. Lucara a vendu un total de 153 diamants de plus de 10,8 carats en 2018, contre 115 l’année précédente.
« Nous avons entendu dire, de la part de personnes compétentes, qu’il y a davantage de gros diamants D Flawless sur le marché, a expliqué Thomas Faerber, qui a noté un ralentissement des ventes de certains exposants à GemGenève, en raison de la situation. Le mode d’extraction de ces pierres est de plus en plus sophistiqué. »
Un autre négociant a affirmé, sous couvert d’anonymat, qu’il avait personnellement appris l’existence de sept ou huit diamants taillés D-Flawless de 20 carats. Autrefois, le nombre de ces pierres aurait été bien plus réduit. De ce fait, les personnes aisées jugent le produit moins exclusif qu’auparavant.
« Les prix des diamants baissent tellement régulièrement ces dernières années que les gens ne les considèrent plus comme une catégorie d’actifs », a-t-il indiqué.
4. Les incertitudes économiques
Les litiges douaniers entre les États-Unis et la Chine ont aggravé la baisse des 6 à 12 derniers mois, d’après le même diamantaire anonyme.
« L’une des principales raisons du recul des grosses pierres tient au fait que les gens veulent conserver leur richesse, a-t-il expliqué. Les guerres commerciales n’aident pas. »
La demande des consommateurs haut-de-gamme aux États-Unis – dont le marché des grosses pierres dépend en partie – est aussi fragile. Le public connaît mieux maintenant les « bulles » de prix, après avoir assisté à la crise financière de 2008, d’après Elisabeth Austin, fondatrice de Diamond Runway qui aide à faire le lien entre les vendeurs de bijoux et de pierres et les collectionneurs. Dans le même temps, les riches ne sont plus aussi à l’aise avec l’idée d’être vus portant des articles extrêmement chers, fait-elle observer.
« Les seules personnes aux États-Unis qui affichent des articles de grande valeur semblent être les rappeurs et la communauté de la télé réalité, que les gens aisés ne veulent pas imiter, a déclaré Elisabeth Austin. Nous avons donc encore des difficultés à bien représenter le haut-de-gamme pour les personnes très riches dans ce pays. » L’incertitude a obligé les fournisseurs de diamants à conserver des stocks plus importants de grosses pierres que ce qu’ils feraient normalement, a-t-elle ajouté.
De grosses pierres, un manque d’optimisme
Le marché peut s’attendre à ce que les grands acheteurs fassent une pause pour l’instant car les espoirs d’amélioration à court terme sont minces. Ainsi, les consortiums, qui achetaient autrefois du brut de dimensions supérieures grâce à des accords de partage des bénéfices, risquent de limiter leurs dépenses, a prédit Alan Bronsteim d’Aurora Gems.
« Les groupements sont dépassés car ils sont assis sur des centaines de millions ou de milliards de dollars en pierres rares qui n’ont nulle part où aller, a-t-il affirmé. Ils vont rester sans réagir, sauf s’ils peuvent conclure une bonne affaire. »
Il existe tant de facteurs qui vont affecter le marché que de nombreux aspects vont changer si la confiance revient. L’entente de la semaine dernière entre les États-Unis et la Chine pour reprendre les pourparlers commerciaux pourrait stimuler l’humeur générale mais les autres facteurs vont perdurer. Et les négociants devront trouver un moyen de contourner ces difficultés.
L’accent sur le marketing n’est qu’une partie de la solution car la demande des consommateurs est actuellement en décalage avec les énormes quantités de gros diamants sortant des mines, a avancé Ephraim Zion de Dehres.
« Tant qu’il subsiste un déséquilibre entre l’offre et la demande, les choses ne s’amélioreront pas catégoriquement », a-t-il conclu.