Neil Reiff, joaillier sénior de Philadelphie, en Pennsylvanie, a publié le mois dernier le commentaire suivant sur LinkedIn. Avec « Insanité de l’industrie diamantaire »*, le président de N.D. Reiff Company Ltd. soulève plusieurs questions et préoccupations pressantes pour notre industrie. L’article est republié ici, avec l’aimable autorisation de son auteur.[:]
On a souvent dit que le prix du brut est trop élevé, ce qui fait naître un manque de rentabilité dans l’industrie. À mon avis, moi qui ai passé toute ma vie dans ce secteur, c’est le prix de détail des diamants qui est trop faible.
Les diamants ne sont pas une « matière première élastique », dont la demande augmente lorsque l’offre augmente ou que le prix baisse. Les diamants ne sont pas un produit jetable ou consommable, dont on a besoin régulièrement. L’achat d’un diamant est, pour beaucoup de personnes, un événement unique dans une vie. La baisse des prix ne va pas encourager les ventes. Au mieux, elle fera économiser de l’argent au consommateur ou elle lui permettra d’augmenter le nombre de carats de son achat.
Lorsque j’étais étudiant en commerce dans une université réputée, j’ai appris que l’objectif d’une entreprise commerciale est de générer des bénéfices. Les bénéfices sont essentiels au succès de n’importe quelle société car, sans eux et sans le flux de trésorerie positif qu’ils produisent, aucun modèle d’activité n’est viable. Les bénéfices représentent les recettes, diminuées du coût des marchandises vendues et des nombreux autres frais supportés pour faire tourner l’entreprise.
Les bénéfices bruts représentent les revenus qui restent après déduction du coût des marchandises vendues. C’est à partir de cet excédent des revenus, diminué du coût des marchandises vendues, que les bénéfices sont versés aux résultats. De nombreux professionnels avisés ont affirmé que la marge bénéficiaire brute est essentielle pour évaluer la bonne santé financière et l’avenir de n’importe quelle activité. À quelques exceptions près (comme Amazon.com), la croissance des revenus est inutile si le modèle économique ne produit pas de flux de trésorerie positifs. Dans ce cas, l’activité n’est pas viable.
Il m’est récemment arrivé quelque chose dans le cadre de mon travail qui m’a amené à rédiger cet article. La situation était la suivante :
Un client grossiste tentait de vendre un diamant taille poire de 3 carats à l’un de ses fidèles clients, avec qui il avait noué des relations professionnelles de confiance. Il lui a proposé un prix équitable et le client s’est enthousiasmé à l’idée d’acquérir un nouveau diamant de très bonne qualité pour son épouse avec qui il était marié depuis longtemps. Le grossiste/détaillant a été abasourdi lorsque son client l’a appelé pour lui dire qu’il pouvait acheter le même diamant sur Internet pour moins cher.
Je ne connais pas l’écart de prix car je ne sais pas à quel tarif mon client a proposé le diamant. Ce que je sais, c’est que le vendeur sur Internet propose à 24 996 dollars un diamant que je possède et que je vends en gros à 24 575 dollars ! Cela représente un bénéfice brut de 421 dollars sur un diamant de 25 000 dollars, soit une marge bénéficiaire brute inférieure à 1,7 % !
À cela, mon client et moi-même répondons : « C’est une aberration !… À quoi cela sert-il ? » Il n’y a aucun intérêt et aucune finalité à vendre quoi que ce soit pour une marge bénéficiaire de 1,7 % sur le prix coûtant. Peu importe l’efficacité avec laquelle on gère son activité. Peu importe la croissance des revenus.
Il existe une multitude d’issues possibles à cette histoire. Peut-être le client renoncera-t-il à cet achat pour sa femme car l’idée qu’il se fait de la valeur d’un diamant a été mise à mal, tout comme la confiance qu’il avait placée dans le vendeur. Peut-être se retire-t-il de la transaction car il a mal vécu toute cette affaire et qu’il préfère s’en éloigner.
Peut-être finira-t-il par acheter le diamant pour 24 996 dollars. Dans ce cas, il aura obtenu un diamant de valeur pour 1,7 % de plus que le prix de gros ! Mais c’est alors toute l’industrie qui y perd. Personne n’a gagné d’argent, car on ne peut pas considérer qu’une marge de 1,7 % soit rentable. Et surtout, aucune vente supplémentaire n’en découlera. Au final, ce sont des milliers de dollars perdus, en bénéfices et en valeur pour l’industrie et pour le consommateur, car la valeur perçue que représentent les milliards de dollars de diamants détenus par les consommateurs et par l’industrie a considérablement diminué.
En ce qui concerne la rentabilité de l’industrie et l’effet de prix du brut « élevés », cette histoire montre que certains acteurs dans notre industrie sont prêts à annihiler toute rentabilité, quel que soit le niveau de prix. Si les tarifs du brut devaient chuter et, avec eux, les prix du taillé, ces personnes continueraient à proposer des diamants avec des marges bénéficiaires aussi ridicules et ingérables. La baisse des prix de gros amènera simplement à une baisse des prix de détail – ce que l’on appelle une situation de « catch-22 », où les contradictions empêchent toute résolution du problème.
Tiffany and Co. et Signet Corporation sont deux exemples de réussite de l’industrie. Tous deux vendent pour plusieurs milliards de dollars de diamants et de bijoux aux consommateurs. Tous deux ont bien compris que les bénéfices sont essentiels pour durer. Et tous deux connaissent de véritables succès. Leurs revenus et leurs bénéfices bruts continuent d’augmenter, malgré ce que d’autres semblent croire, à savoir que la seule façon de faire des affaires consiste à vendre des diamants à prix coûtant – voire à 1 % ou 2 % de plus !
Tiffany and Co. a enregistré des ventes annuelles pour 2014 de 4 249 913 000 dollars, soit une hausse de 5 % par rapport à l’année précédente. Tiffany a atteint ce chiffre grâce à une marge brute de 64,3 %. La majoration de Tiffany par rapport au prix coûtant était de 280 %. Pour remettre cela en perspective, sachez que Tiffany a réalisé un prix de vente de 28 000 dollars sur un prix coûtant de 10 000 dollars, alors que le détaillant sur Internet dont nous venons de parler aurait vendu ce même article hypothétique 10 170 dollars !
Signet Corporation, la société-mère de Kay, Jared et Zales, a déclaré des ventes annuelles pour 2015 de 5 736 300 000 dollars sur leur dernier exercice fiscal. Les ventes de Signet ont augmenté de 36 %.1 Signet a obtenu ce chiffre grâce à une marge brute de 36,2 % – une majoration du prix coûtant de plus de 156 % !
Signalons que, dans le rapport annuel 2015 de Signet, une citation est mise en exergue : « Nos recherches nous montrent constamment que la principale raison pour laquelle les gens achètent des bijoux n’est PAS LE PRIX… mais LA CONFIANCE » (Les majuscules ont été ajoutées par nos soins.)
Cela confirme bien ce qu’une amie m’avait dit un jour sur la raison pour laquelle sa famille achetait des bijoux chez Tiffany. Elle savait qu’elle obtenait des articles de qualité et, même si le prix était peut-être élevé, elle payait la même chose que tout le monde. C’était, une fois de plus, une affaire de confiance !
Je faisais référence un peu plus tôt à Amazon.com. Je suppose que bon nombre des vendeurs de diamants sur Internet tentent de rationaliser des ventes non rentables en s’accordant trop de crédit et en comparant leurs efforts à ceux du grand groupe mondial. Ces vendeurs en ligne croient à tort qu’un jour, ils obtiendront une croissance de leurs revenus suffisante pour être rentables.
C’est une aberration. Pour commencer, Amazon a réalisé un chiffre d’affaires de 88 988 000 000 dollars en 2014. Ses ventes représentent davantage que celles de toute l’industrie de la joaillerie. Amazon, c’est plus d’activités en deux jours que Blue Nile en un an ! Et surtout, Amazon continue de se développer au rythme de 20 % par an, tandis que Blue Nile a constaté une croissance de ses ventes de 5 % au cours de son dernier exercice fiscal.
Amazon, à la différence du diamantaire en ligne, vend des produits consommables que les gens achètent à plusieurs reprises. Bon nombre des clients d’Amazon réalisent des centaines d’achats chaque année. Et ils continueront à le faire pendant de nombreuses années, tandis que ceux du diamantaire sur Internet ne deviendront jamais des clients récurrents.
Et surtout, Amazon a obtenu un bénéfice brut de 26 236 000 000 dollars, soit une marge brute de 29,5 % ! Cela équivaut à une majoration de près de 40 % par rapport au diamantaire sur Internet et ses 1,7 % ! Autrement dit, la majoration d’Amazon est de plus de 23,5 fois celle du diamantaire sur Internet qui veut se flatter en pensant qu’il suit le modèle d’Amazon.
Alors, où cela nous mène-t-il ?
Il est indubitable que notre industrie est dans la tourmente. Beaucoup, y compris moi-même, pourraient dire que nous sommes en train de nous détruire. Et c’est la vérité. Je dirais même que cela va empirer mais je n’arrive pas à imaginer une situation pire que celle que nous vivons – sauf à vendre des diamants en dessous de leur prix coûtant. En tant qu’industrie, nous avons détruit la rentabilité. Et surtout, nous avons détruit la valeur perçue des diamants.
Un peintre sait bien que son travail est plus précieux que le simple prix de la toile et de la peinture. Un médecin sait qu’il ne peut pas dispenser gratuitement ses services aux patients s’il veut assurer sa subsistance et celle de sa famille. Un vendeur d’électroménager n’envisagerait jamais de vendre pour 10 170 dollars du matériel acheté 10 000 dollars. Un entrepreneur du bâtiment sait qu’il ne peut pas construire des maisons et les vendre à prix coûtant. Un détaillant en diamants qui pense réussir en vendant des diamants avec une majoration de 1,7 % ne fait que se mentir et foncer tout droit vers une faillite assurée !
Il est très probable que la liste Rapaport ait été à l’origine de la spirale descendante que connaît notre industrie. J’écrivais sur ce sujet en 1998 (voir le JCK de juillet 1998 « Martin Rapaport – One Man’s Destruction of an Industry »). Aujourd’hui, ce n’est pas la liste de gros qui pose problème. Le souci, c’est que des vendeurs désespérés et illogiques ont la possibilité de publier sur Internet des informations tirées des bases de données sur les tarifs de gros auxquelles les consommateurs peuvent donc accéder.
C’est l’idée erronée que le prix est la seule chose qui compte qui va détruire notre industrie. Augmenter ses revenus sans faire de bénéfices est un effort inutile, qui ne mène nulle part. Vendre des diamants aux consommateurs au prix de gros ne permet rien d’autre que de faire baisser leur valeur. Résultat, cette baisse des prix lèse en fait les revenus de toute l’industrie.
Un ancien de notre industrie m’a un jour donné un conseil, qu’il avait lui-même reçu des générations précédentes lorsqu’il est entré dans le secteur diamantaire. Son conseil était le suivant : « Protégez le stock. » Rolex, à la différence de Seiko, qui applique des remises à n’en plus finir, comprend bien cette logique et parvient à préserver la valeur de ses articles en limitant les tarifs et les remises sur Internet.
À la suite de cette histoire avec le diamant poire de 3 carats dont je viens de parler, j’ai modifié mes pratiques commerciales. Je ne permets plus que mes listings de diamants soient téléchargés par quiconque souhaite les publier sur son site Internet. Je suis prêt à perdre les ventes des détaillants en ligne peu scrupuleux et sans principes. Je considère que mes diamants ont de la valeur. Je considère aussi qu’il faut refuser de vendre à ceux qui veulent détruire cette valeur.
J’exhorte donc les autres grossistes à en faire de même. Interdisez aux tiers de télécharger les informations relatives à vos diamants de façon indifférenciée sur leurs sites de détail, à des prix illogiques – car ces prix illogiques nuisent à la fidélité de vos clients bien intentionnés et à la survie de l’industrie. Cela est nécessaire pour faire cesser ce nivellement par le bas et préserver l’industrie diamantaire. Il suffit de cocher une case dans les réglages de votre compte Rapnet. 2
Protégez vos diamants. Continuez de travailler comme cela se faisait avant. Choisissez bien vos partenaires commerciaux. Faites jouer vos relations. Faites renaître la confiance et la valeur des diamants.
Notes :
1. Les revenus des ventes de Signet Corp. pour l’exercice fiscal 2015 comprennent les résultats de l’acquisition de Zale. La croissance des ventes était de 6 % pour l’exercice fiscal 2013 et de 5 % pour l’exercice fiscal 2014.
2. Il est également possible d’autoriser ou de refuser certaines sociétés dans la section Listings Policy. Pour gérer vos réglages de la section Listings Policy, rendez-vous sur Rapnet> Home> My Account> Listings Policy.
Photo Tiffany and Co.