Plusieurs scénarios sont possibles pour l’industrie diamantaire à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Bien qu’il soit encore trop tôt pour comprendre pleinement l’impact de la crise, plus elle dure, plus ses effets seront profonds sur le marché.
Après l’attaque du 24 février, le gouvernement américain a placé ALROSA sur une liste de sanctions qui interdit aux entreprises américaines d’accorder des prêts à la société minière russe. À l’heure où nous rédigeons, les sanctions n’interdisent pas à ALROSA de réaliser des ventes.
« ALROSA a été ajoutée à une liste de sanctions spécifiques mais pas à la liste des ressortissants spécifiquement désignés, a expliqué le Jewelers Vigilance Committee (JVC). Cette action interdit effectivement aux entreprises et aux particuliers américains de conclure avec ALROSA des transactions d’un endettement supérieur à 14 jours mais elle n’impose pas de sanctions plus dures, comme un gel des actifs et une interdiction totale de toute opération. »
Les sanctions pourraient affecter l’activité du minier en termes de taillé et ses tentatives pour établir une gamme de bijoux de marque aux États-Unis. Sa réputation risque d’être mise à mal sur ce marché. Au titre des réglementations, un détaillant ne peut pas accepter de taillé ou de bijoux en consignation de la part de ce fournisseur. Les transactions doivent être réalisées en espèces, même si les ventes de brut d’ALROSA sont de toute façon généralement réalisées en numéraire. Le minier a déclaré avoir l’intention de respecter ses obligations envers ses clients comme à l’ordinaire, au mieux de ses capacités.
De possibles contraintes sur l’offre
Les sociétés peuvent acheter du brut à ALROSA mais elles seront confrontées à des difficultés pour régler les marchandises puisque les banques russes ont été évincées du principal système de paiement international SWIFT. Les clients ne peuvent donc payer qu’en roubles, en passant par les banques russes locales, puisque les virements internationaux sont impossibles. Certains disposent de telles facilités financières. L’Inde envisagerait un accord commercial roupies-roubles qui faciliterait les transactions entre ALROSA et ses nombreux clients installés dans le pays. Mais cela pourrait également attirer l’attention du législateur américain sur l’Inde.
Des sanctions plus larges, qui pourraient affecter les marchandises d’origine russe et l’activité d’ALROSA sur le brut, auraient un impact plus profond sur le marché. Étant donné l’état volatil du marché diamantaire, ces craintes sont compréhensibles. Se couper de l’offre russe créerait de nouvelles pénuries, ce qui accentuerait la hausse des prix des diamants, à un niveau insoutenable. Les retards de paiement pourraient avoir un effet similaire, entraînant une interruption de deux à trois semaines dans l’offre russe, d’après le Gem & Jewellery Export Promotion Council (GJEPC) indien.
Avec une production de 32,4 millions de carats en 2021, qui représente environ 29 % du total mondial, ALROSA est le plus gros producteur de brut en volume. La société a vendu 45,5 millions de carats l’année dernière, utilisant les stocks accumulés en 2020 pour répondre à la demande. Ses 4 milliards de dollars de revenus environ en 2021 ont placé ALROSA en deuxième position, uniquement derrière De Beers, en termes de valeur générée.
Environ 70 % des ventes d’ALROSA ont lieu lors d’événements mensuels (généralement à Moscou) en faveur des membres d’ALROSA Alliance – un groupe d’environ 50 sociétés de taille disposant de contrats à long terme avec le minier. La société mène également des transactions par le biais d’enchères, de tenders et de ventes au comptant pour ses clients. D’après les informations de Rapaport, la société a achevé sa vente Alliance au cours de la semaine du 21 février mais annulé ses enchères de pierres spéciales de plus de 10,8 carats à New York, qui étaient programmées du 21 février au 11 mars. ALROSA a refusé de commenter ces événements. La prochaine vente ALROSA Alliance est prévue pour le 21 mars.
Renforcer les incertitudes
Mais qu’en est-il de la demande ? La guerre en Ukraine représente une nouvelle secousse pour les marchés internationaux en 2022. L’inflation élevée aux États-Unis, la promesse de taux d’intérêt en hausse et la pandémie de coronavirus sous-jacente alimentent déjà des incertitudes et pèsent sur l’humeur des consommateurs.
Le marché des diamants et des bijoux a connu une croissance sans précédent l’année dernière, entraînée par les consommateurs américains. Mais étant donné les conditions actuelles, un ralentissement de cette dynamique est de plus en plus à craindre.
Pour l’heure, les liquidités se sont améliorées et les prix des diamants ont grimpé. En réalité, ils ont considérablement augmenté ces deux derniers mois puisque les coûts du brut ont dépassé la hausse de la demande au retail. Des changements structurels sur le marché du brut ont fait apparaître des pénuries et des prix insoutenables sur les plates-formes secondaires du brut. Cette hausse des prix fait craindre une nouvelle hausse des estimations du taillé ou, comme certains le prévoient, une correction au cas où les hausses ne reflèteraient pas la demande de retail. Les incertitudes ont toutefois pour conséquence de susciter l’intérêt pour les diamants d’investissement.
Un dilemme moral
Enfin, il existe une composante éthique que l’industrie doit prendre en compte. ALROSA est détenue à 33 % par le gouvernement russe. Il est vraisemblable que toutes les ventes qu’elle réalise vont dans les coffres du gouvernement, ce qui finance l’incursion.
ALROSA peut-elle maintenir ses prétentions d’approvisionnement responsable aujourd’hui, comme elle le faisait par le passé ? Lors de la semaine du 21 février, le conseil d’administration de la société a approuvé son programme de développement durable jusqu’en 2025. Au fil des années, les diamants russes ont réussi à gagner une certaine valeur de marque grâce à la contribution apportée par ALROSA aux causes environnementales et sociales et à son implication dans les problèmes de l’industrie. Sa proximité avec le conflit actuel pourrait annihiler ces efforts.
À l’heure actuelle, chaque société de la chaîne d’approvisionnement va devoir se faire sa propre idée. Rapaport se conforme à la directive du gouvernement américain qui autorise les ventes d’ALROSA et le négoce des marchandises russes.
Toutefois, la crise pourrait davantage peser sur les efforts des marques de bijoux pour proposer des produits durables et d’origine éthique. Brilliant Earth a annoncé sur Twitter avoir retiré les diamants d’origine russe de sa plate-forme. Si de grandes marques comme Tiffany & Co. et Signet Jewelers, tous deux clients ALROSA Alliance, lui emboîtent le pas, la question pourrait avoir un impact plus vaste sur la demande – non seulement pour le produit russe mais pour les diamants naturels en général.
L’industrie doit relever ses propres références éthiques afin de contrer cet argument et intensifier son message sur les actions engagées pour aider les communautés et préserver l’environnement. Elle doit accentuer son marketing pour s’assurer que la génération Y et la génération Z conservent un lien avec les diamants naturels, en tant que produit d’une valeur émotionnelle, éthique et économique durable. Même si la guerre entre la Russie et l’Ukraine ne devrait pas en elle-même avoir un impact majeur sur les ventes de diamants, les incertitudes qu’elle engendre dans un environnement de marché déjà fragile risquent de le faire.