L’Inde réfléchit à son avenir

Avi Krawitz

Le plus grand centre de fabrication au monde est confronté à des défis inédits, avec en prime des pénuries évidentes d’offre et de main-d’œuvre.

« Nous avons déjà vu tellement de choses, soupiraient généralement ceux qui fréquentaient la gigantesque Bharat Diamond Bourse (BDB) lorsque la pandémie a éclaté. Nous avons surmonté d’autres crises, nous surmonterons celle-là également. »

Le marché local du diamant est réputé pour sa différence, il y règne de l’optimisme et une confiance prudente. Ce marché a prospéré tout au long de la crise de 2008 et a survécu aux nombreuses difficultés au cours des 10 ans qui ont suivi.

Certaines de ces difficultés étaient propres à l’Inde. Il y a eu la débâcle des allers-retours en 2012, qui a créé une bulle de crédit bancaire et diminué la confiance des prêteurs dans le marché. Puis il y a eu le programme de démonétisation du gouvernement en 2016, souvent appelé « attaque sur les espèces » du premier ministre Narendra Modi. Même si l’opération a été jugée nécessaire pour contrecarrer le blanchiment d’argent rampant dans le pays, elle a asséché les liquidités sur le marché diamantaire local, imposant aux entreprises – souvent les plus petites – une pression supplémentaire dans un marché déjà difficile.

Au moment des crises internationales, la communauté diamantaire de l’Inde a pu travailler de façon plus unifiée.

Elle est à l’origine d’environ 95 % de l’offre de taillé dans le monde. Cela signifie que la majeure partie de la production de brut entre dans le pays ; les usines apportent alors un ajout de valeur en taillant les pierres sur-mesure. Mais la communauté est également engagée dans la fabrication et le design de bijoux et possède un grand marché de consommation nationale pour les bijoux en diamants, qui se place au troisième rang mondial, d’après le rapport Diamond Insight de De Beers.

Lorsque le marché s’est effondré en 2008, le secteur a collectivement gelé les importations de brut, ce qui lui a permis de se focaliser sur la réduction des stocks et de libérer des liquidités. Cette action a eu un impact majeur sur le reste de l’industrie mais a principalement permis à l’Inde de renforcer davantage sa position.

Pourtant, en 2020, le marché international s’est gelé. Fin mars, la Covid-19 a commencé à se propager, sidérant les négociants, fabricants et bijoutiers en Inde – et partout dans le monde. Il est rapidement devenu évident que la situation était totalement inédite. Tout le monde a commencé à craindre que l’impact économique de la pandémie ne dépasse toutes les autres crises.

Cette fois-ci, les fabricants indiens n’ont pas eu besoin d’engager des actions collectives aussi délibérées, même s’ils prétendent l’avoir fait. Le marché a pris la décision pour eux : les sociétés minières ont cessé de vendre du brut et le négoce s’est mis en veille. Par ailleurs, personne ne pouvait se déplacer pour acheter des marchandises.

Un revirement surprenant



Quoi qu’il en soit, l’arrêt du marché du brut a renforcé le secteur de la fabrication, comme en 2008 – et peut-être même plus. Il a aidé à réduire les excès de stocks de taillé, qui avaient lourdement pesé sur le marché au cours des années précédentes. À peine 16 mois après l’effondrement initial, et ayant alors l’avantage du recul, les diamantaires indiens considèrent la récession comme un mal pour un bien.

Avant la pandémie, les excès de stocks de diamants avaient encombré le marché, aujourd’hui, on constate une pénurie de marchandises, fait remarquer Anshul Mehta, associé chez le fournisseur de diamants certifiés Subir Diamonds.

« La demande est bien plus importante que l’offre », fait-il observer, ajoutant que la reprise a été entraînée par la solidité des marchés de retail américain et chinois, tandis que les grandes chaînes de bijoux se font concurrence face à une production limitée.

Parmi les plus grosses difficultés de l’Inde, figure le fait de s’assurer une offre pour continuer à répondre à la demande à court et long terme. Il s’agit là d’un revirement surprenant, si l’on considère l’excès d’offre qui a contraint le marché ces 10 dernières années et si l’on se souvient que la demande a stagné à cette époque.

L’échéance de Diwali

Même si la demande a rebondi, l’offre s’est montrée volatile. Les flambées sporadiques du coronavirus ont eu des effets sur la production de brut et la fabrication de taillé l’année dernière. Entre avril et juin de cette année, les usines ont réduit leur production de 30 % à 40 %, alors que le variant Delta provoquait un pic d’infections sur le sous-continent. Parallèlement, les fabricants disposaient de marchandises dans la filière, après avoir acheté de gros volumes de brut et les avoir fait fabriquer au quatrième trimestre 2020 et au premier trimestre 2021, lorsque les taux d’infection étaient en baisse. Un retard de plus d’un mois s’est alors créé dans les laboratoires de Mumbai et Surat du Gemological Institute of America (GIA).

La production de taillé est maintenant revenue à des niveaux normaux, souligne Anoop Mehta, président du conseil de la BDB, également PDG du fabricant Mohit Diamonds. Les achats de brut sont restés solides malgré les prix élevés. Et même si les délais au GIA sont toujours d’environ 40 jours, les exportations de taillé augmentent, comme le montrent les chiffres du Gem & Jewellery Export Promotion Council (GJEPC).

Pour de nombreuses entreprises indiennes, le grand test de la résilience interviendra aux environs du festival de Diwali, qui se tient cette année le 4 novembre. Les entreprises prennent généralement de deux à trois semaines de congés et cette période d’inactivité pourrait aider à soulager une partie de la pression imposée aux systèmes du GIA, puisque les arrivées de marchandises vont ralentir.

Pour sa part, le GIA a étoffé son personnel à Mumbai et Surat et travaille à réduire autant que possible les délais de traitement sur tous les sites, a récemment déclaré un porte-parole à Rapaport Magazine. « Les envois internationaux de diamants aux laboratoires du GIA et notre production internationale plafonnent à des niveaux records », a-t-il ajouté.

Le marché devrait également avoir une meilleure idée de ses attentes pour la saison des fêtes aux États-Unis et en Chine lorsque Diwali commencera. Anshul Mehta estime que la demande devrait dépasser l’offre au moins jusqu’à cette période. Par la suite, la seule chose qui pourrait faire dérailler cette dynamique serait une mauvaise saison des fêtes, suggère-t-il. « Si Noël se passe bien, la pénurie de l’offre se poursuivra. »

Cela ne signifie pas forcément que les prix du taillé continueront d’augmenter jusqu’à la fin de l’année. Les détaillants résistent déjà à la hausse que les fabricants indiens tentent d’imposer après les pics des prix du brut ces derniers mois, d’après un fabricant qui a demandé à rester anonyme.

Des regroupements sur le marché

Malgré la pénurie de l’offre, on constate une certaine « exubérance irrationnelle » au niveau des prix que les gens sont prêts à payer pour le brut, continue le fabricant, qui est sightholder de De Beers. « Il existe un océan entre l’offre et la demande et le taillé est également très solide, ajoute-t-il. Mais récemment, les craintes que les marges bénéficiaires se resserrent se sont intensifiées. À ces niveaux de prix du brut, l’activité pourrait ne pas être viable à court terme. »

L’année dernière, l’industrie a profité d’une période de rentabilité solide, à la suite de la crise. Les grands fabricants qui disposaient de liquidités pour acheter des marchandises étaient favorisés, à l’époque où le marché était à son plus bas. Ils pouvaient également mobiliser du personnel pendant la période de distanciation sociale et d’autres restrictions sur le lieu de travail, fait remarquer Ankit Shah, associé chez le fabricant Ankit Gems, qui a ses usines à Surat et en Namibie.

Les grands fabricants ont gagné des parts de marché – ou sont ressortis plus forts de la pandémie –, même si les petites entreprises ont fini par profiter de la reprise. Les grands exportateurs étaient plus à même de travailler dans le nouvel environnement distancié, explique Anshul Mehta. Avec des stocks et des liquidités plus importants, ils pouvaient envoyer des pierres en consignation, puisqu’aucun acheteur étranger ne pouvait se rendre en Inde pour observer les marchandises. Les petites structures ne pouvaient pas se le permettre.

De nombreux grands fabricants avaient également investi pour développer leur plate-forme en ligne avant que la Covid-19 ne frappe. Ils disposaient donc déjà de systèmes leur permettant de proposer des informations précises sur leurs stocks, de belles images et des possibilités de commerce électronique pendant le confinement, ajoute-t-il.

La charge de la valorisation

Aujourd’hui que l’offre est plus faible que la demande, les grands fabricants ont un meilleur accès au brut puisqu’ils achètent directement auprès des sociétés minières. Cela leur offre un nouvel avantage par rapport aux petites structures de taille qui s’approvisionnent aux enchères – où la concurrence fait rage – ou sur le marché secondaire, où les premiums ont parfois atteint des pourcentages à deux chiffres.

Toutefois, les grands fabricants s’adaptent également à la dynamique changeante. L’accès au brut devrait devenir encore plus exclusif. Quant au marché, il se rationalise. De Beers a divisé ses sightholders en trois catégories – fabricants, négociants et détaillants – pour la période contractuelle qui a débuté le 1er avril, et a réduit son offre aux négociants. Le minier souhaite que les marchandises soient transformées de façon plus efficace, ce qui laisse moins de place au négoce sur le marché secondaire, ont déclaré des sightholders à l’époque.

En outre, De Beers réserve une plus grande partie de ses grosses marchandises pour le Botswana et la Namibie afin de favoriser la valorisation, un programme visant à élargir l’activité diamantaire dans les pays d’extraction, au-delà des opérations d’extraction elles-mêmes. Si l’on considère que De Beers est le plus gros fournisseur de brut de 2 carats et plus, les gains de l’Afrique australe constituent les pertes de l’Inde.

« Ces marchandises étaient généralement destinées à l’Inde, explique Anoop Mehta. Et personne ne peut les remplacer, parce que la production de l’extraction minière est insuffisante. » ALROSA a également connu ses propres difficultés de production cette année et d’autres miniers ne disposent pas des quantités nécessaires pour remplir le vide laissé en Inde par le virage de De Beers vers l’Afrique australe, laisse-t-il entendre.

L’effet Argyle

Parallèlement, les fabricants indiens se penchent sur les conséquences qu’aura la récente fermeture de la mine Argyle en Australie sur le secteur. Argyle, dont la production annuelle pondérée était de 12 millions de carats ces 10 dernières années, a été l’un des principaux facteurs de l’émergence de l’Inde comme principale force de fabrication. Seules les usines indiennes, avec leurs faibles coûts de main-d’œuvre, pouvaient tailler le brut de faible qualité d’Argyle et en faire des pierres de qualité. Maintenant que la mine est fermée, parallèlement à une production de brut globalement inférieure en 2020, les pénuries continuent de poser problème, explique Anoop Mehta. « Le taillé se vend bien et la filière s’est vidée mais ces pierres n’ont pas encore été remplacées. »

Certains avancent que les diamants synthétiques pourraient combler ce manque mais les dirigeants qui se sont entretenus avec Rapaport Magazine considèrent que les deux produits sont bien distincts. « Les diamants synthétiques ne résolvent pas le problème du marché des diamants naturels mais ils aident à préserver la main-d’œuvre », explique le fabricant anonyme.

De nombreux fabricants indiens se sont essayés à la taille des pierres synthétiques, qui a fait l’objet d’une demande croissante ces deux dernières années. Et de nombreux travailleurs ont été mutés sur ces lignes de production, d’après Ankit Shah.

Cela a engendré un manque de main-d’œuvre qualifiée pour les diamants naturels, notamment maintenant que les fabricants essayent d’augmenter la production pour répondre à la hausse de la demande. « La production a augmenté mais la main-d’œuvre qualifiée stagne par rapport à l’accroissement des capacités », affirme Gourav Sethi, créateur de Naturalmark, qui propose un service de détection pour les diamants naturels et synthétiques.

Anoop Mehta considère que l’Inde aura la capacité de tailler les marchandises qui deviendront disponibles, quelles qu’elles soient. Les forces du marché vont se mettre en action et assurer l’équilibre, prévoit-il, même avec l’anomalie actuelle que représentent la hausse de la demande, une offre insuffisante et une pénurie de travailleurs.

Peut-être tout cela fait-il partie de l’ajustement que l’Inde a dû faire l’année dernière, avec ces changements inattendus, ajoute le sightholder anonyme. « L’industrie se porte très bien lorsque vous la comparez à il y a un an. »

Source Rapaport

Article from the Rapaport Magazine – September 2021.