Bruce Cleaver avait établi une « liste de choses à faire » très précise lorsqu’il a repris le poste de PDG de De Beers en juillet 2016. Après avoir travaillé sur le développement de la stratégie et de l’activité de la société, ainsi que pour sa société-mère Anglo American, il a reconnu la nécessité pour De Beers d’évoluer et de se protéger de la volatilité croissante dans l’économie mondiale et sur le marché diamantaire.
« Je voulais bâtir une activité plus durable, moins sensible aux cycles économiques, souligne Bruce Cleaver dans un entretien avec Rapaport News. Je voulais m’assurer que nous n’allions pas revivre 2008, qui nous a fait subir un solide revers et a mis à mal notre bilan. »
M. Cleaver n’avait jamais imaginé que ces objectifs seraient chamboulés par une pandémie mondiale et une guerre en Ukraine, accompagnée de sanctions pour les diamants russes, qui représentent environ un tiers de l’offre de brut mondiale. Ce ne sont pas des événements que l’on peut facilement prévoir dans l’analyse des risques, fait-il remarquer.
Contrairement à 2008, lorsque De Beers a dû s’endetter davantage pour traverser la crise financière, la crise de la Covid-19 a laissé le minier plus solide qu’avant et les limites imposées au Russe ALROSA, son plus grand concurrent, lui ont peut-être même été profitables. Les 491 millions de dollars de gains sous-jacents rapportés au premier semestre 2022 ont représenté son meilleur bénéfice semestriel depuis 2011 et les 3,54 milliards de dollars de revenus constituent le chiffre le plus haut depuis 2014.
Mais Bruce Cleaver voit au-delà des chiffres au moment de faire le bilan de son expérience à la tête de la plus grosse société diamantaire au monde. Son mandat de six ans et demi a engendré une transformation importante de la structure de De Beers, du positionnement de la marque, de ses messages et de ses relations, des points qui, selon lui, sont le signe d’une transparence et d’une volonté de changement qui n’ont pas toujours été apparentes dans cette société.
Un appel à collaborer
Sa première déclaration publique, une fois nommé au poste, a consisté à appeler à une plus grande coopération et à des partenariats au sein du marché. Il a délibérément cherché à soulager les tensions qui naissaient souvent entre De Beers et les sightholders et parfois même avec ses partenaires du gouvernement, admet-il.
« Nous devions montrer aux gens que nous pouvions changer, mieux écouter et collaborer davantage, se rappelle-t-il. Je pense vraiment qu’aujourd’hui, la confiance est plus forte et que nous savons travailler pour aller vers un objectif commun. Nous pouvons accepter les désaccords de façon plus amicale. »
Et pour y parvenir, il a fallu retoquer le processus de candidature des sightholders, qui, admet-il, était compliqué et intimidant. Le système actuel prouve encore davantage la volonté de De Beers de se montrer ouverte et transparente, insiste Bruce Cleaver. La tâche est complexe, ajoute-t-il, considérant que la société distribue environ 33 millions de carats par an et doit définir les critères d’attribution des marchandises.
Le fait que De Beers produise de tels volumes devrait l’empêcher de sortir du système des sights dans un proche avenir. Toutefois, début 2022, elle a mis au point un système de distribution qui assure une offre plus personnalisée, en classant les sightholders en fonction de leur type d’activité : fabricants, négociants ou détaillants. La mesure a été vue comme une tentative pour réduire les échanges de boîtes sur le marché secondaire et rationaliser la chaîne d’approvisionnement.
La vente des pierres spéciales
Des bruits ont couru que le gouvernement du Botswana – actionnaire à 15 % de De Beers et partenaire de joint-venture dans ses activités d’extraction, de distribution et de ventes – faisait pression sur le minier pour pouvoir vendre ses pierres spéciales par le biais de la société paragouvernementale Okavango Diamond Company, à l’aide d’accords intégrés verticalement avec les fabricants. Les deux parties négocient actuellement un nouvel accord d’approvisionnement de 10 ans et le renouvellement des licences d’exploitation minière de De Beers dans ce pays d’Afrique australe.
Une telle structuration de l’offre permettrait à la société (et au gouvernement) de recevoir une part des bénéfices issus de la vente du taillé qui en résulte. Les petites sociétés ont déjà conclu ce genre de partenariats, à l’instar de Lucara Diamond Corp. qui vend son brut de 10,8 carats et plus via le fabricant HB Antwerp.
Bruce Cleaver évoque aussi des aspects plus complexes avec lesquels De Beers doit composer. « Vendre 33 millions de carats par an, ce n’est pas en vendre 50 000. Nous devons assembler, estimer, vendre, tracer et suivre nos marchandises à une échelle tout à fait différente, souligne-t-il. Il nous faut être bien plus sophistiqués, plus réfléchis et disposer d’un bilan plus solide. »
Cela ne veut pas dire que la société ne changera plus de méthode, en particulier concernant les ventes de ses pierres spéciales. L’année dernière, elle s’est associée au sightholder Diacore pour acheter une pierre bleue brute exceptionnelle de 39,35 carats à Petra Diamonds pour 40,2 millions de dollars et partager les bénéfices issus de la pierre taillée. Le De Beers Blue, un diamant taillé Fancy Vivid Blue de 15,10 carats tiré de ce brut, a atteint 58,7 millions de dollars chez Sotheby’s Hong Kong. Les deux sociétés se sont également associées pour acheter cinq diamants bruts bleus à Petra en 2020. Les pierres taillées devraient atteindre 70 millions de dollars chez Sotheby’s en novembre (après notre date de publication) et en décembre.
« Celui qui vend un petit volume de marchandises n’aura aucun mal à trouver un acheteur pour une pierre particulière avec un premium important sur le marché – cela nous arrive tout le temps, ajoute-t-il. Mais nous n’en faisons pas état à chaque fois. »
Le rôle de la technologie
La technologie a été essentielle pour améliorer la manière de vendre le brut chez De Beers, souligne Bruce Cleaver. Il laisse d’ailleurs entendre que la société présentera plusieurs innovations dans les 12 à 18 prochains mois, lesquelles « vont changer les règles du jeu pour les ventes sur ce marché en pleine évolution ». Il a toutefois refusé de révéler d’autres informations sur ces développements.
Les données ont également pris de l’importance et permis à De Beers, et à d’autres, de prendre des décisions plus rapides qu’avant – et cette stratégie centrée sur les données est propulsée par la technologie, fait-il remarquer.
En réalité, la technologie influe sur le changement dans toutes les unités commerciales de De Beers, explique Bruce Cleaver. Cela concerne aussi ses opérations minières, la société étant décidée à « extraire plus raisonnablement », en consommant moins d’eau et d’énergie pour préserver l’environnement. Il évoque également le programme Tracr – la plate-forme de traçabilité de De Beers entraînée par la Blockchain – qui gagne en popularité et permettra aux sociétés d’affirmer que leur offre provient de De Beers.
Building Forever
Tous ces aspects renforcent le travail solide de développement durable engagé par De Beers ces dernières années et la nécessité de prouver qu’un diamant est produit de manière éthique. Même si Bruce Cleaver a reconnu la nécessité de parler de développement durable au début de son mandat de PDG, il a été surpris par la rapidité avec laquelle le sujet est devenu essentiel pour les marques.
« Je voulais que le développement durable devienne un sujet plus prégnant mais je n’avais pas réalisé à quel point il était important, admet-il. Aujourd’hui, Building Forever est une partie absolument centrale de tout ce que nous faisons. »
Building Forever regroupe douze objectifs établis par De Beers pour 2030, englobant quatre domaines dont l’impact est jugé conséquent.
Ceux-ci comprennent les pratiques éthiques leaders, les partenariats pour faire prospérer les communautés, la protection du monde naturel et l’accélération de l’égalité des chances. « Ces sujets sont d’une importance cruciale, non seulement pour notre activité mais également pour nos employés, nos partenaires et nos communautés, dans tous les aspects de nos opérations », souligne la société sur son site Internet.
Ce programme a pris de plus en plus de place dans le message de base de la marque De Beers, la génération Y et la génération Z étant mieux sensibilisées à des problèmes comme la neutralité carbone, le changement climatique et les problèmes sociaux. Ce programme distingue De Beers et lui permet de renforcer sa marque, avec des outils dont elle ne disposait pas il y a 5 ans, explique Bruce Cleaver.
Réparer les dégâts
Ce message a évolué à mesure que Bruce Cleaver a plaidé pour l’augmentation du nombre de marques dans l’industrie et qu’il s’est attelé à polir et renforcer la marque De Beers. La société a notamment mené une opération pour récupérer la propriété complète de son nom début 2017, en rachetant les 50 % de De Beers Diamond Jewellers (DBDJ) qui appartenaient à LVMH.
« Nous étions ennuyés de devoir partager le nom De Beers avec quelqu’un d’autre, fait-il observer. Je suis très heureux que nous ayons pu rassembler nos marques sous notre nom principal. »
La société a cherché à exploiter la forte notoriété de son nom. Il est certain que cela s’est vu au niveau du retail avec l’accord de LVMH et le nom De Beers Jewellers (DBJ) qui a ensuite été attribué aux opérations de retail. Forevermark est également devenue De Beers Forevermark et la stratégie a été poussée au-delà des opérations de retail pour aligner tout le groupe sur une seule identité d’entreprise, « De Beers », avec un objectif commun.
« Je voulais définir une stratégie d’entreprise plus holistique et gérer la société comme un tout, et non sous forme de silos séparés, explique Bruce Cleaver. Je pense que nous avons assez bien réussi en la matière. »
Rester brillant
De Beers disposait auparavant d’une structure plus verticale, répartie entre les piliers de l’extraction minière, des ventes de brut et de ses marques de retail. Ces cinq dernières années, elle s’est transformée en une entreprise plus intégrée de bout en bout. Chaque employé, quel que soit son activité au sein de la société, affiche le même objectif clair : « rendre la vie brillante », explique Bruce Cleaver.
Le PDG sortant s’applique à qualifier De Beers de « société de diamants naturels » avec une structure intégrée qui englobe l’exploration, l’extraction, les ventes de brut et les marques de retail. Lightbox, sa division de diamants synthétiques, est considérée comme un « à-côté » qui n’entre pas dans le cœur d’activité, insiste-t-il.
Avec cette structure, Bruce Cleaver considère que la société pourra rentabiliser l’innovation – comme elle prétend l’avoir fait avec Tracr et Lightbox –, renforcer ses relations avec le marché et le gouvernement et, ce faisant, diriger l’industrie sur des questions importantes comme le développement durable. Il espère que son nouveau poste de coprésident du conseil lui permettra de continuer à agir sur cette trajectoire et de jouer un rôle actif auprès des acteurs extérieurs.
« Il est important que De Beers mette en avant des thèmes et des idées qui pourraient surprendre de la part d’une grande organisation, explique Bruce Cleaver. Mais lorsque vous regardez certaines actions de développement durable engagées par des détaillants et des sightholders aujourd’hui, elles sont fantastiques. Je pense que nous avons eu une petite influence à ce niveau – tout cela était délibéré. »
L’industrie continuera d’évoluer car le monde va changer rapidement, poursuit-il. « J’ai vraiment essayé de constamment garder à l’esprit ce que serait la prochaine tendance ou la prochaine initiative. Pourquoi n’en serions-nous pas à l’origine ? Reconnaissons que lorsque De Beers parle, les gens écoutent », conclut-il.
Cet article est paru pour la première fois dans le numéro d’octobre de Rapaport Research Report. Abonnez-vous ici.