L’énoncé actuel des sanctions autorise les diamants russes « sensiblement transformés » (c’est-à-dire taillés) dans d’autres pays à entrer aux États-Unis, ce qui a suscité beaucoup de réactions. Certains affirment même que, de fait, la réglementation actuelle en devient « totalement inutile ».
Pourtant, même si certains insistent sur le fait que « l’activité se déroule comme à l’ordinaire » avec les pierres du Kremlin, ce n’est absolument pas le cas.
D’après ce que nous savons (et il existe un véritable manque de transparence à ce sujet), ALROSA, le principal minier de diamants de Russie, détenu à un tiers par le gouvernement russe, continue d’extraire et, dans certains cas, de vendre. Mais les mesures imposées par les États-Unis et d’autres pays à ALROSA après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février ont gravement nui à sa capacité à écouler ses produits.
D’après ce qui se dit sur le marché, ALROSA aurait annulé son sight d’avril et n’envisage pas de reprendre ses attributions habituelles avant l’été. Son site ne répertorie aucune enchère à venir. La société, habituellement prompte à réagir, n’a pas répondu aux demandes de commentaires du JCK.
Il est très probable que les ventes d’ALROSA aient baissé, peut être fortement – en particulier avec le ralentissement constaté sur le marché après l’invasion. Mais aucune estimation officielle ne donne l’ampleur du recul. Le mois dernier, ALROSA a suspendu la publication de ses données de ventes mensuelles et de ses résultats trimestriels. Ce n’est pas l’attitude d’une société à l’activité florissante.
« D’après ce que nous savons, ils attendent pour leurs sights et ventes habituels », explique Tom Neys, porte-parole du Antwerp World Diamond Centre.
Il peut arriver que des ventes occasionnelles, « à la demande », soient organisées à Anvers, explique-t-il, évoquant des communications « informelles ».
« Les marchandises russes continuent d’arriver en Belgique, ajoute-t-il. Nous savons qu’après l’achat, il faut un temps assez long avant que les marchandises n’arrivent à destination. Chaque importation engendre toute une série de vérifications supplémentaires, pour s’assurer que les marchandises arrivent à bon port. C’est un processus difficile qui implique, bien entendu, un risque supplémentaire. Il est donc difficile de dire si le volume a diminué et de combien. »
Toutefois, une autre source informée d’Anvers affirme : « D’après ce que j’entends dire, aucune marchandise n’arrive. Les représentants d’ALROSA à Anvers ont un très beau bureau tout neuf et rien à faire. »
Pranay Narvekar, un analyste installé en Inde et responsable de Pharos Beam Consulting, affirme : « Actuellement, aucun diamant russe n’arrive en Inde, principalement en raison de l’inscription d’ALROSA sur la liste de l’OFAC, le Bureau du contrôle des avoirs étrangers. Les banques ne traitent pas les paiements. »
Les sociétés inscrites sur la liste de l’OFAC ne peuvent pas réaliser de transactions en dollars ni avec une société installée aux États-Unis. De plus, la Russie a été évincée du système de paiement international SWIFT.
« Certaines consignations sont arrivées mais elles avaient été payées en février, explique-t-il. Les consignations physiques ont été bloquées avec le début du conflit. »
Plusieurs transporteurs internationaux refusent de prendre en charge les marchandises d’ALROSA et, même s’ils le font, les assureurs ne veulent pas les assurer.
« Certaines des plus grandes sociétés ont trouvé d’autres façons de les expédier », principalement par le biais de vols charters onéreux, explique une autre source. « Dans tous les cas, les volumes ne sont pas importants. La logistique, les assurances, l’absence de transactions en dollars américains, tout cela pose de vrais problèmes. »
Non seulement les nouvelles marchandises d’ALROSA sont difficiles à acheter mais elles ne sont pas non plus faciles à vendre car de nombreux acheteurs font marche arrière.
« Les détaillants américains ne veulent pas toucher aux marchandises russes, ajoute un négociant. S’ils demandent à leurs fournisseurs de jurer qu’ils n’en vendent pas, ils leur demandent tout simplement de mentir. Et s’ils sont pris sur le fait, c’est un problème. »
Par ailleurs, les marchés en ligne comme RapNet ont arrêté de coter les pierres sous sanctions.
Un ancien négociant explique : « Les marchandises russes sont devenues toxiques. »
Ce qui laisse entrevoir un possible problème de relations publiques. Les négociants indiens, belges et israéliens qui achètent à ALROSA risquent d’être dénoncés par les journaux locaux. (Cela s’est déjà produit en Israël.) Le problème est moindre à Dubaï, qui est proche de la Russie, dispose d’une presse libre très limitée et est généralement considérée comme le centre diamantaire ayant le plus à gagner.
Pranay Narvekar fait remarquer que les précédentes sanctions américaines – contre les mines de Marange, au Zimbabwe – n’ont pas eu de gros impacts sur la filière. Mais cette fois-ci, la situation semble différente. Les détaillants américains ont toujours été réticents à payer un supplément pour séparer les marchandises par origine. Mais à l’heure actuelle, disposant des liquidités nécessaires et inquiets des répercussions, ils pourraient le faire.
Tous ces facteurs se combinent pour aboutir à une situation potentiellement grave pour ALROSA qui, ironiquement, venait juste de terminer la meilleure année de son histoire. Des bruits indiquent qu’elle pourrait faire crédit à ses clients – chose que les miniers de diamants sont généralement réticents à faire –, ce qui serait une avancée importante et probablement risquée.
La société devra « se montrer créative pour nouer de nouvelles relations avec les clients et proposer des options de paiement », a déclaré Igor Kulichik, ancien directeur financier d’ALROSA, dans un entretien avec Rough and Polished, une publication russe.
La situation est étonnante : ALROSA a passé des années à se forger une liste de clients de premier ordre, pour la voir démantelée quasiment du jour au lendemain par une invasion imbécile et barbare.
Au cours de la semaine du 2 mai, Reuters a cité les propos d’Anton Siluanov, ministre des Finances de Russie, qui aurait déclaré qu’ALROSA pourrait commencer à vendre au Gokhran, le fonds d’État pour les métaux précieux et pierres précieuses.
Il s’agirait d’une aide précieuse. Le Gokhran avait réalisé une offre similaire au début de la pandémie de Covid-19, qu’ALROSA avait finalement rejetée car les prix étaient trop bas. À l’époque, un porte-parole d’ALROSA avait qualifié les ventes au Gokhran de « dernière extrémité ».
Il pourrait désormais s’agir de sa meilleure option. Igor Kulichik a déclaré que le Gokhran pourrait apporter une bouffée d’air frais à ALROSA, lui permettant de « satisfaire régulièrement toutes ses obligations, maintenir la production de diamants pour les six à neuf mois à venir et installer un nouveau système de ventes, de paiement et de règlement au cours de cette période. »
Pourtant, devoir soutenir ALROSA représenterait une nouvelle charge pour le gouvernement russe qui a besoin de fonds pour son invasion et est à court de liquidités.
Igor Kulichik a également fait part d’un autre problème épineux qui pourrait peser sur les miniers russes : ALROSA doit « actuellement rechercher et établir des canaux de distribution pour l’approvisionnement de pièces détachées critiques. »
En effet, la majeure partie des équipements d’extraction continue d’être fabriquée en Occident qui, pour l’instant, ne vend pas à la Russie.
L’autre minier russe, Grib, qui comptait généralement pour 10 % de la production du pays et est contrôlé par la VTB Bank, un organisme d’État également soumis aux sanctions américaines, n’a pas vendu de marchandises depuis février, d’après ce qu’ont indiqué des sources au JCK.
Personne ne sait combien durera l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais en supposant qu’elle dure, ALROSA pourrait trouver une façon de contourner les règles actuelles. D’ici là, d’autres contraintes pourraient être fixées.
Il est inutile de rappeler que les bijoutiers et les négociants doivent rester vigilants. Si les détaillants américains usent de leurs meilleures pratiques pour s’assurer de ne pas recevoir de marchandises russes, c’est qu’il existe des raisons majeures.
Mais en l’absence de données solides, toutes les preuves disponibles (subsidiaires ou autres) indiquent que pour l’instant, les sanctions ont considérablement ralenti les ventes de marchandises russes. Il sera bien plus difficile de déterminer si elles aideront à atteindre le véritable objectif, qui est de mettre un terme à la guerre.