« Nous maintenons un avis prudent pour cette année. Les bons résultats des deux premiers mois de 2016 sont principalement dus à la politique marketing que nous avons menée pour nos clients et sur le marché au second semestre 2016. »[:] « Nous constatons que la demande de brut s’améliore dans la filière intermédiaire. Nous sommes toutefois conscients de la nécessité de nous montrer prudents pendant cette reprise. »
« Le début de l’année a été satisfaisant pour nous. Cela va-t-il durer ? Je ne sais pas. Nous ne pourrons le dire qu’à la fin du deuxième trimestre. »
Ces trois commentaires, prononcés respectivement par Andrey Zharkov, le président d’ALROSA, Philippe Mellier, le PDG de la De Beers, et Clifford Elphick, le PDG de Gem Diamonds, montrent que, parmi toutes les voies possibles, les grands miniers optent actuellement pour la prudence. Il est encore trop tôt pour parler de reprise totale car le problème des faibles marges persiste dans le secteur de la fabrication et rien ne laisse présager une augmentation de la demande de bijoux en Chine. De l’avis unanime des experts, c’est la filière intermédiaire – négociants et fabricants – qui a été le principal acteur de la reprise du marché en janvier et février. Or, un transfert excessif des risques vers ce segment, alors que d’autres parties de la filière ne connaissent pas une santé florissante, pourrait entraîner une forte saturation du marché, comme en 2015.
L’espoir d’un revirement favorable
Pourtant, les plus grands miniers ont bien des raisons de ressentir ce « vertige » temporaire, étant donné leur succès. Les ventes d’ALROSA et de la De Beers en janvier et février ont dépassé les attentes du marché. Pendant cette période, les deux sociétés, qui contrôlent deux tiers de l’offre de brut mondiale, ont écoulé près de 2 milliards de dollars de diamants, arguant qu’il était temps pour la filière intermédiaire de se réapprovisionner. Les revenus d’ALROSA pour les deux mois (780 millions de dollars) équivalaient à ceux d’octobre-décembre de l’année dernière. Les ventes de la De Beers ont quasiment atteint le double des résultats des trois derniers mois de 2015 (500 millions de dollars).
Selon la Deutsche Bank, les bons résultats des premiers sights de 2016 suscitent l’espoir d’un revirement favorable du marché diamantaire. « Nous sommes toutefois d’avis que la récente augmentation de la demande est plutôt liée à un réapprovisionnement qu’à une vraie reprise du marché », a indiqué l’étude de la banque. Selon l’ensemble des experts, ce motif se répète actuellement sous une forme ou sous une autre.
« Le mois dernier, les ventes de la De Beers et d’ALROSA ont été assez importantes et les données relatives à la demande plutôt mitigées. Entre-temps, les prix du brut et du taillé sont restés stables. Cela montre que la voie de la reprise sera tortueuse malgré un bon début d’année », d’après le rapport de Morgan Stanley.
L’époque est révolue où les miniers organisaient des ventes massives alors que les stocks de la filière intermédiaire étaient surchargés, a précisé Citibank dans son étude. Mais rien ne dit si la demande se reprendra plus vite que l’offre : « Selon nous, ce ne sera pas le cas et les échanges observés en février exacerbent nos doutes. Les prix devraient rester au niveau actuel jusqu’en 2017. » Citi qualifie les prix actuels de « déprimants ».
« Les investisseurs ont été plutôt encouragés par les résultats des sights d’ALROSA et de la De Beers en janvier et février, qui se sont révélés meilleurs que prévu, ainsi que par une certaine stabilisation des prix du taillé. Toutefois, selon nous, il est encore trop tôt pour parler d’inversion définitive de la tendance car la demande des consommateurs chinois reste assez molle. D’autre part, les résultats des sights du premier trimestre 2016 ne traduisent peut-être que les besoins en réapprovisionnement des fabricants, un phénomène probablement temporaire », indique l’analyse de Sberbank CIB.
« Le bon début d’année est essentiellement lié à la transition de la filière intermédiaire vers un réapprovisionnement, ce qui a déclenché la reprise de la demande de brut, a renchéri Otkrytie Bank. Le marché s’est stabilisé mais il reste vulnérable et il est encore trop tôt pour dire s’il s’est engagé sur la voie de la reprise. »
Selon Otkrytie Bank, la grande question maintenant est de savoir si le succès des deux premiers mois va durer ou s’il s’agissait d’une simple impulsion conjoncturelle, due à un changement de cycle régulier dans la « filière diamantaire ». « Selon nous, cette activité commerciale va ralentir dans les mois à venir, lorsque le marché constatera un afflux de diamants nouvellement taillés face à une demande faible. La tendance à la hausse des prix des diamants en novembre était davantage due aux pénuries qui ont suivi les faibles achats de brut au second semestre 2015 qu’à une amélioration de la demande », a indiqué la banque d’investissement.
« Des réserves supérieures aux niveaux habituels et une faible demande des consommateurs vont peser sur la reprise des prix pendant au moins 12 mois », ont expliqué des analystes du cabinet londonien Liberum Capital, d’après Bloomberg.
« Le réapprovisionnement pourrait contribuer à une hausse des prix du brut mais la croissance est peu probable à long terme car les marges de la filière intermédiaire subissent toujours des pressions ; de surcroît, les prix du taillé ne se reprendront pas dans les mauvaises conditions de marché observées dans les principaux marchés », précise Liberum. Selon les analystes de cette société, il faudra peut-être au moins un an pour que les prix se rétablissent. Les grands producteurs ont accumulé d’importants stocks de brut alors que la demande sur des marchés comme la Chine reste faible.
« Les dernières sessions commerciales organisées par les miniers ont donné de bons résultats, principalement parce que la filière intermédiaire devait se réapprovisionner, poursuit Morgan Stanley. Puisque ces achats auront lieu tôt ou tard, nous prévoyons un ralentissement consécutif des ventes de brut d’ALROSA et de la De Beers, d’où une augmentation des stocks chez les miniers. Ce processus se poursuivra tout au long de 2016. »
La De Beers et ALROSA ont réduit leur offre d’environ un quart l’année dernière afin de mettre un terme à la baisse des prix. Le total des stocks d’ALROSA, de la De Beers et de Dominion Diamond a donc atteint 34,1 millions de carats (27 % de la production mondiale) en 2015. Cette année, d’après les estimations de Morgan Stanley, il plafonnera à 45,2 millions de carats (35 % de la production mondiale). ALROSA a affirmé avoir pour objectif d’éviter les cumuls de stocks en 2016. Ils étaient de 22 millions de carats fin 2015 et la société les a estimés à 2,5 milliards de dollars.
Qu’est-ce qui empêche la croissance à long terme ?
Les stocks excessifs amassés par les miniers devraient tôt ou tard entrer sur le marché ce qui, on l’a vu l’année dernière, ne profite pas aux affaires de la filière intermédiaire. La croissance à long terme est également freinée par la stagnation de la demande de bijoux chez les consommateurs. La stabilité de la consommation aux États-Unis est essentielle car elle renforce la confiance des diamantaires dans la solidité de la demande. Or, le ralentissement de l’économie chinoise l’année dernière a eu un impact pénible sur les prix du brut, qui ont perdu 18 %. Cette situation aggrave les problèmes des professionnels en Inde où, après les récentes faillites de deux grands joailliers, il n’est pas exclu qu’un nouveau manque de liquidités entraîne une perte d’appétit pour le brut.
Les analystes de Citi ont organisé une réunion avec les négociants new-yorkais, qui ont fait remarquer que le mois de janvier était un mois de reprise des volumes, avec de fortes remises. Toutefois, en février, l’activité commerciale a considérablement baissé par rapport à janvier, comme l’ont admis tous les acteurs du marché interrogés par Citi (les diamants d’investissement onéreux ont été particulièrement touchés). Ceci vient corréler les données proposées par Chow Tai Fook. Le plus grand détaillant de bijoux a constaté une plongée de 20 % en glissement annuel des revenus issus de ses ventes de bijoux en diamants au cours du Nouvel An chinois (entre le 25 janvier et le 14 février).
La Chine, qui représente 16 % de la demande mondiale, continue d’assister à une baisse de ses ventes de bijoux. De plus en plus de Chinois font en effet leurs achats à l’étranger et l’humeur des consommateurs de luxe se dégrade face à la récession et à la récente volatilité du marché boursier. La direction de Chow Tai Fook a également annoncé des perspectives moroses pour tout le trimestre.
Morgan Stanley estime que sans essor de la demande en Chine, il sera difficile de compenser le ralentissement naturel du processus de réapprovisionnement et de maintenir les niveaux de vente de janvier et février. Toutefois, la stabilité et la solidité de la demande aux États-Unis laisse espérer que le ralentissement attendu après l’achèvement du cycle de réapprovisionnement ne sera pas si dramatique, a expliqué Morgan Stanley. Les États-Unis représentent 42 % de la demande de diamants. En outre, les ventes et les prix des diamants et des bijoux en diamants augmentent. Signet a annoncé un quatrième trimestre solide, qui reflète les résultats de la période des fêtes. Le chiffre d’affaires de la société a progressé de 4,9 % en glissement annuel (contre 4,2 % un an auparavant) pour les 13 semaines closes le 30 janvier 2016. Toutefois, les ventes en magasins comparables de Tiffany pour le trimestre clos le 31 janvier 2016 ont perdu 9 %, un niveau encore moins bon que les prévisions des analystes, qui prévoyaient une baisse de 4,4 %.
Même si la demande chute en raison du renforcement du dollar et de la décélération de l’économie chinoise, la production des miniers diamantaires augmente parallèlement à leurs stocks, ce qui dégrade l’effet de la dynamique de l’offre et de la demande sur les prix en 2016-2017. Selon Morgan Stanley, une fois que les effets des baisses de production en 2015 auront été dépassés, la production diamantaire mondiale augmentera de 4 % en 2016 et de 9 % en 2017. En outre, le développement récent de la filière diamantaire de Luaxe en Angola pourrait contribuer à hauteur de 6 % (140 millions de carats) aux prévisions de production à partir de 2021.