Depuis 19 ans, le Dr Gaetano Cavalieri est président de la CIBJO, la confédération mondiale de la bijouterie.
La CIBJO, qui réunit des associations nationales de bijoux et de pierres de plus de 40 pays, dont la Russie, et un grand nombre d’entreprises et d’associations internationales de premier plan, est la plus ancienne organisation internationale de l’industrie, née en 1926.
En 2006, la CIBJO a été la seule organisation à avoir reçu le statut officiel de consultant auprès du Conseil économique et social des Nations unies pour le développement de l’industrie mondiale des bijoux.
Gaetano Cavalieri a aimablement accepté de répondre aux questions de Rough&Polished à propos de l’actualité la plus pressante pour la communauté internationale actuellement : la Covid-19.
Dans votre discours au World Diamond Congress virtuel le 15 septembre, vous avez parlé des difficultés à long terme que rencontraient les diamants, voire les bijoux en général, et qui pourraient être dus au fait que le public ne fait pas de distinction claire entre diamants naturels et synthétiques. Pourquoi considérez-vous ceci comme une menace de premier ordre ?
Permettez-moi tout d’abord de souligner que ces commentaires n’avaient en aucune façon pour but de remettre en cause la légitimité des diamants synthétiques ni l’intégrité de ceux qui en font le commerce de manière transparente et vertueuse. La CIBJO considère que le secteur des diamants synthétiques a sa place dans notre industrie, tout comme n’importe quel autre secteur légitime, et qu’il doit être soumis aux mêmes règles et aux mêmes exigences. Et parmi ces exigences, il y a celle que toutes les personnes qui manipulent des diamants synthétiques engagent des mesures adaptées pour que les clients comprennent exactement ce qu’ils achètent et que, dans ce cas, il s’agit d’un produit très différent d’un diamant naturel.
La préoccupation dont j’ai fait part lors du World Diamond Congress virtuel concerne ceux qui cherchent à créer la confusion entre les diamants naturels et synthétiques, par leurs déclarations ou, à l’inverse, en omettant de déclarer certains points. Si les consommateurs ne comprennent pas clairement qu’il s’agit bien de deux catégories de produits, chacune fonctionnant sur un modèle économique bien particulier, alors, en effet, il y a tromperie pour le consommateur.
Permettez-moi de m’expliquer. Dans une grande partie du marché des diamants synthétiques aujourd’hui, les consommateurs payent un prix qui est subordonné au prix des diamants naturels de qualité égale. Le problème, c’est que le consommateur ne sait pas que cet escompte augmente régulièrement. À mesure que de plus en plus de fabricants de diamants synthétiques entrent dans l’industrie, le volume de ces diamants augmente et les coûts de production baissent. Au fil du temps, il n’est pas illogique de s’attendre à voir le même résultat que dans le secteur des pierres de couleur, dans lequel le coût des marchandises synthétiques représente une petite fraction du prix des pierres naturelles de couleur, même pour celles de qualité très médiocre. Il s’agit simplement du résultat de facteurs économiques.
Les consommateurs vont commencer à être informés de cet écart de prix croissant lorsqu’ils voudront se procurer un bijou supérieur, en remplaçant une pierre synthétique par une pierre naturelle, ou lorsqu’ils essaieront de vendre leurs marchandises sur le marché secondaire ou de les faire évaluer pour leur assurance. Ils découvriront que la valeur du bijou n’est plus qu’une petite part de ce qu’ils ont payé au départ. Ils auront le sentiment d’avoir été trompés et pourraient diriger leur colère non seulement contre ceux qui leur ont vendu les diamants synthétiques mais également contre le marché des bijoux et des diamants en général. N’oublions jamais que les consommateurs ont le choix lorsqu’ils décident de la façon de dépenser leurs revenus discrétionnaires.
À la CIBJO, nous sommes conscients de ce problème tout à fait actuel depuis déjà un certain temps. C’est la raison pour laquelle nous avons mis sur pied un Comité des diamants synthétiques, qui rassemble des représentants du secteur des diamants synthétiques et du secteur des diamants naturels. Notre objectif est d’établir un ensemble de principes commerciaux qui permettront d’informer les consommateurs, de façon claire et non ambiguë, sur ce qu’ils achètent, leur permettant ainsi de prendre une décision rationnelle et raisonnée.
Nous pensons vraiment que les secteurs des diamants naturels et synthétiques peuvent tout deux prospérer et même se compléter, s’ils se montrent parfaitement transparents à propos de ce qu’ils vendent. Mais si cette transparence n’est pas totale, les conséquences pourraient être graves pour nous tous.
Que pensez-vous des perspectives de reprise des transactions commerciales dans la filière mondiale des diamants ?
Tout dépendra de ce qui se passe dans le secteur du retail et, même si la demande de diamants s’est clairement maintenue, les consommateurs ont besoin de se sentir plus en sécurité afin de retrouver les niveaux de dépenses d’avant la crise sanitaire.
Et comme il y a peu de chances que nous disposions d’un vaccin aisément disponible avant le premier ou le deuxième trimestre de l’année prochaine, je pense qu’il serait présomptueux de s’attendre à un rétablissement complet des transactions dans la filière avant le second semestre 2021.
Ceci dit, les six derniers mois, pendant lesquels les arrivées de brut ont fortement ralenti dans la filière, ont heureusement permis de réduire les excès de stocks. Ainsi, même si la demande des consommateurs est quelque peu en berne, le secteur est plus équilibré et la filière intermédiaire moins susceptible de connaître des tensions financières dues à des stocks surdimensionnés. Ainsi, lorsque le marché se reprendra, l’industrie devrait être en mesure de réagir assez rapidement.
En quoi la pandémie de Covid-19 a-t-elle transformé le paysage de l’industrie diamantaire internationale ?
Je dirais que, puisque nous sommes toujours en pleine crise, le verdict n’est pas encore tombé.
À ce stade, il est encore prématuré de parler de certains marchés en particulier, même si l’on peut tout à fait supposer que la tendance générale, à savoir la montée de la Chine vers la place de premier marché du taillé, ne va pas ralentir.
Je pense que nous pouvons parler de l’influence des technologies, maintenant largement adoptées pour s’adapter au confinement et pallier la réduction des déplacements en avion. À de très nombreux égards, la séparation physique forcée dans l’industrie nous a rapprochés sur le plan numérique. Une grande partie d’entre nous communiquons désormais plusieurs fois par jour, comme si nous étions assis l’un à côté de l’autre.
Il serait naïf de supposer que cela n’affectera pas nos futures méthodes de travail. Autrement dit, il est bien plus économique de travailler sur Zoom que de passer des semaines chaque année en déplacements.
Et ce n’est qu’un exemple. Il y en a beaucoup d’autres du même genre.
Que devrait faire la « première ligue » des sociétés minières pour survivre ?
En général, je soutiens ce qu’elles ont déjà fait, à savoir réduire la production ou, du moins, le volume de marchandises placées dans la filière, tout en offrant plus de flexibilité à leurs clients pour les achats et les modes de règlement. Elles ont également choisi de maintenir les prix.
Pour « survivre », les sociétés minières doivent absolument protéger leur clientèle. Cela veut dire ne pas leur imposer de pressions financières et protéger la valeur de leurs stocks. La crise ne durera pas éternellement. Il est important que le plus grand nombre reste debout, afin de pouvoir profiter de la reprise.
Les habitudes des gens les plus riches ont-elles changé en termes de consommation de biens de luxe ?
Il est évident que la frange supérieure du marché diamantaire a été la moins touchée par la crise mais cela va très probablement changer.
Avant la crise, une grande part des ventes aux consommateurs chinois aisés avait lieu en dehors de Chine et représentait donc un important pourcentage des ventes des marques de bijoux situées en Europe, aux États-Unis et dans le golfe persique. Aujourd’hui que les déplacements sont limités, ces ventes ont lieu en Chine, même si elles ont été légèrement compensées par la hausse du commerce électronique.
La dynamique des achats de diamants aux sociétés minières a-t-elle changé ?
Le changement le plus important tient clairement au fait que les producteurs n’insistent plus pour que leurs clients achètent ce qu’on leur propose, ce qui permet à ces derniers de sélectionner ce dont ils ont besoin. Il s’agit d’une avancée bienvenue. J’espère qu’elle sera maintenue une fois la crise terminée.
Quelles sont les mesures nécessaires pour soutenir l’industrie des bijoux et des diamants dans le sillage de la pandémie de Covid-19 ?
Je peux vous parler des mesures qu’a prises la CIBJO, en tant qu’association majeure de l’industrie.
Notre hypothèse de travail, qui a été confirmée par la quasi-totalité des preuves que nous avons rassemblées jusqu’à présent, est que la crise de la Covid-19 ne va pas modifier énormément le cours des événements mais plutôt accélérer des tendances déjà lancées. Il est donc impératif que les membres de notre industrie comprennent comment les choses évoluent et s’y préparent.
Le 22 avril, nous avons lancé une série de webinaires hebdomadaires, intitulés Jewellery Industry Voices, au cours desquels nous avons abordé à chaque fois un sujet différent, à l’aide de panels d’experts de l’industrie. La réponse à ces webinaires a été formidable. Des centaines de personnes ont participé à chacun d’entre eux, sur Zoom ou sur YouTube.
Nous nous sommes intéressés à des sujets liés aux moyens de subsistance, par exemple la survie financière en temps de confinement, la préparation des lieux de travail du point de vue de la santé et de l’hygiène, le commerce électronique, le marketing sur les réseaux sociaux et des sujets plus spécifiques aux diamants, aux pierres de couleur, aux perles, aux métaux précieux et aux bijoux. Pendant 15 semaines, nous avons accueilli 54 experts et nous avons été suivis par environ 6 300 spectateurs.
Jewellery Industry Voices en est maintenant à sa deuxième saison. J’incite les membres de l’industrie à consulter la page des webinaires sur le site Internet de la CIBJO pour découvrir les épisodes disponibles et rattraper ceux qui ont déjà eu lieu.
La deuxième hypothèse est que les consommateurs sortiront de la crise avec une conscience accrue de la nécessité de vivre dans un environnement sécurisé et des risques qui existent lorsque nous ne protégeons pas les parties prenantes et notre écosystème physique. Des facteurs comme l’approvisionnement responsable, la RSE et le développement durable seront plus importants que jamais.
Malgré la crise de la Covid-19, nous n’avons pas renoncé à nos efforts dans ces domaines. Plus tôt en octobre, nous avons annoncé le lancement d’une initiative avec Intertek, une société multinationale d’assurances, d’inspection, de test de produits et de certification visant à former et certifier des responsables de la conformité à la RSE, au développement durable et aux Objectifs de développement durable des NU dans les industries des pierres et des bijoux. Ce sera le premier programme de la sorte dans le monde et il sera élaboré avec pour objectif de soutenir l’industrie après la Covid-19.
Photo © Dominion Diamond.