Après avoir amélioré sa solvabilité avant et pendant la pandémie, l’industrie apprend à se détacher de ses prêteurs.
Qu’il s’agisse de finances ou de diamants, l’année 2017 semble déjà à des années-lumière. Les banquiers de la Dubai Diamond Conference en octobre de cette année-là avaient lancé un avertissement sévère au secteur diamantaire : le marché est sur-financé, pas assez transparent, pas assez rentable et globalement trop risqué. Ces observations avaient fait l’unanimité, au grand dam du public.
Le crédit bancaire ayant été estimé à 13 milliards USD à l’époque, les prêteurs prétendaient que l’industrie pourrait fonctionner avec 8 milliards USD seulement. Les banquiers commençaient déjà à réduire leur exposition aux risques du marché et beaucoup s’étaient entièrement débarrassés de leurs unités diamantaires.
Aujourd’hui, le crédit bancaire a bien atteint ce niveau des 8 milliards USD, d’après des estimations de Bain & Company. Dans le même temps, l’industrie diamantaire semble avoir retrouvé grâce auprès des prêteurs. Par un retournement inattendu, la filière intermédiaire a considérablement amélioré sa situation en termes de liquidités pendant la difficile période de la pandémie.
« Nous constatons que nos clients ont bénéficié d’une rentabilité bien meilleure en 2020 qu’en 2019 », annonce Davy Blommaert, responsable des prêts diamantaires à la National Bank of Fujairah (NBF) de Dubaï. L’offre étant limitée, d’après lui, la valeur des diamants a augmenté pendant la pandémie, alors que 2019 a été une année difficile, caractérisée par un excès de taillé sur le marché.
Comme les usines ont fermé et que les achats de brut ont été gelés pendant les confinements du deuxième trimestre 2020, les tailleurs ont pu réduire des stocks qui pesaient sur leur activité. L’absence de taillé neuf a également permis à d’autres fournisseurs d’écouler des stocks anciens, qui étaient difficiles à vendre.
Contrairement aux années précédentes, où la baisse du financement était due à la réticence des banques d’assumer les risques liés à l’industrie, la chute dramatique de l’année dernière est la conséquence d’une baisse de la demande de financement. Lorsque les banques financent une société diamantaire, elles s’intéressent à ses actifs, généralement le stock et les créances – les paiements en attente, dus par les clients –, explique Davy Blommaert. Une baisse des stocks engendre des sociétés plus liquides, affirme-t-il, et plus elles sont liquides, plus elles souhaitent acheter en numéraire plutôt qu’à crédit, puisqu’elles disposent de fonds suffisants et peuvent obtenir des remises en payant comptant.
Actuellement, les stocks comme les créances sont bas. Les diamantaires ont moins d’actifs à financer, fait observer Davy Blommaert, ajoutant qu’il n’a personnellement « jamais vu d’endettement aussi faible dans cette industrie ».
Du brut rentable
Beaucoup attribuent l’amélioration à De Beers et ALROSA qui ont offert davantage de flexibilité lors des ventes de brut pendant la crise. Les deux miniers – qui ensemble représentent près de la moitié de la production de brut dans le monde – autorisent leurs clients à refuser du brut entre mars et septembre, ce qui a réduit l’offre, tout en maintenant la stabilité des prix.
Le financement était donc moins nécessaire puisque les banques financent généralement ces achats de brut, explique Olya Linde, associée chez Bain & Company, à la division des ressources naturelles et de l’énergie, également coauteur du rapport annuel sur les diamants de Bain.
Entre-temps, les prix lors des enchères et tenders de brut ont perdu de 20 % à 30 % car les petits miniers, ayant besoin de liquidités, se sont trouvés dans l’obligation de vendre. De nombreux intervenants sur le marché en ont profité, fait remarquer Olya Linde. Davy Blommaert affirme qu’ils en récoltent les avantages aujourd’hui, puisque à la fois les prix du brut et du taillé se sont repris.
Avant la Covid-19, le brut en provenance d’une mine donnée se vendait aux environs de 100 USD par carat, un prix qui a chuté à environ 73 USD pendant la pandémie, explique Davy Blommaert. Et même s’il est depuis revenu aux alentours de 110 USD, ceux qui ont acheté à bas prix bénéficient actuellement d’une hausse de la rentabilité. Les fabricants obtiennent généralement une marge d’environ 3 %, affirme-t-il. Mais si l’investissement était de 73 USD et qu’ils vendent le taillé au même prix qu’avant, leurs gains deviennent subitement plus importants.
Améliorer le profil de risque
Tous les professionnels des banques et de l’industrie interrogés par Rapaport Magazine conviennent que l’année 2020 a été salutaire pour la filière intermédiaire qui a amélioré ses bénéfices malgré les conditions difficiles.
« Le marché a accepté les technologies et les changements qui lui ont été imposés, affirme Olya Linde. Il a ainsi pu épurer ses stocks du fait des perturbations touchant la chaîne d’approvisionnement. »
Notons que les annonces de faillites ont été très rares dans les centres de fabrication et de négoce. Les banques se sont ainsi montrées plus tolérantes envers l’industrie, d’après un banquier indien qui a demandé à conserver l’anonymat.
« Lorsque la pandémie et les confinements ont été déclarés, les banques se sont montrées un peu réticentes à financer, pensant que le marché serait confronté à des risques, des difficultés et des contraintes plus importants, explique Colin Shah, président du conseil du Gem & Jewellery Export Promotion Council (GJEPC) indien. Au bout d’un an, le marché est revenu en force, de manière stable et dans des conditions proches de la normale. Les craintes qu’avaient les banques n’ont plus lieu d’être. »
Même avant la Covid-19, l’industrie améliorait déjà lentement son profil de risque auprès des prêteurs. Cette situation était principalement due au fait que les banques quittaient régulièrement l’industrie ou engageaient des mesures pour se protéger contre ses risques. La Banque Diamantaire Anversoise, la Standard Chartered Bank et Bank Leumi en Israël ont toutes cessé de financer le secteur ces six dernières années, privant le marché de plus de 2 milliards USD de crédit.
Sur le même plan, ABN Amro, l’un des plus grands prêteurs de l’industrie, a abaissé ses facilités de crédit pour l’achat de brut, incitant d’autres établissements à faire de même. Les diamantaires ont été obligés de financer eux-mêmes une partie de leurs achats de brut. La situation a profité au marché lors de la pandémie, explique Davy Blommaert, les négociants ayant appris à réduire leur dépendance aux banques.
L’intérêt de la transparence
Un autre facteur a contribué à améliorer le profil de l’industrie ces dernières années : le basculement vers des structures plus professionnelles. Le programme de De Beers visant à s’assurer que ses sightholders respectent les normes internationales d’information financière (IFRS) a fortement aidé le marché.
Un meilleur respect de mesures comme les directives comptables IFRS a ouvert la voie à des opportunités de financement préférables, d’après Hilmar Hauer, responsable des produits d’endettement chez Channel Capital, qui fournit un financement titrisé au marché diamantaire.
« Pour ce qui est des marchés internationaux de capitaux, l’amélioration de la transparence est un facteur crucial lorsque nous analysons les sociétés », explique-t-il.
Le banquier indien anonyme convient que « l’industrie devient de plus en plus transparente et intègre une meilleure gouvernance des entreprises. »
L’industrie a également engagé des efforts pour améliorer sa réputation auprès des clients, d’après Erik Jens, fondateur de LuxuryFintech et ancien responsable de la division des clients de diamants et bijoux chez ABN Amro.
Le marché cherche de plus en plus à se montrer exemplaire, en faisant appel à des initiatives comme Diamonds Do Good, le Responsible Jewellery Council (RJC) et la Confédération mondiale de la bijouterie (CIBJO) qui œuvre à relever le niveau de responsabilité sociale des entreprises (RSE) de l’industrie, fait-il remarquer. Erik Jens estime que cela ouvrira de nouvelles voies de financement pour le secteur.
Il rappelle également la tendance des banques à subordonner leurs prêts à la plate-forme de développement durable d’une société. En avril, la marque de bijoux Pandora s’est assuré une nouvelle facilité de crédit de 950 millions EUR (1,15 milliard USD), dans laquelle les coûts d’emprunt sont liés aux progrès de la société envers ses objectifs environnementaux. Ces objectifs consistent à devenir neutre en carbone et à n’utiliser que de l’argent et de l’or recyclés dans ses produits.
Un passé florissant
Les facteurs de risque pour la réputation sont importants pour les régulateurs, tels que les banques centrales, qui fixent les normes de conformité du secteur bancaire. S’appuyant sur les Accords de Bâle – qui exigent des prêteurs, et par conséquent de leurs clients, qu’ils disposent d’un minimum de fonds propres et de liquidités –, ces normes deviennent de plus en plus strictes. Cela a des conséquences pour le marché diamantaire, fait remarquer Erik Jens.
« Lorsque les régulateurs affirment qu’une industrie présente un risque accru, cela influe sur les décisions de portefeuille des fournisseurs de crédit, des conseils d’administration et des équipes dirigeantes, explique-t-il. Ils doivent décider s’ils veulent ou non financer l’activité, en tenant compte de toutes les restrictions mises en place par l’industrie pour atténuer les risques. »
Les banques préféreraient encore perdre de l’argent avec une société immobilière ou un négociant de café qu’avec une société diamantaire, car ce secteur fait l’objet d’une couverture médiatique bien plus importante que les autres, explique-t-il. « Il y avait un mystère qui régnait autour du marché diamantaire et ces articles négatifs se sont révélés très juteux par le passé. »
Ceci dit, pendant la pandémie, les diamants ont obtenu de meilleurs résultats que de nombreuses autres catégories d’actifs, ajoute Davy Blommaert.
Des mesures de soutien
Davy Blommaert, Hilmar Hauer et le banquier indien soulignent tous que le profil de risque de l’industrie ne leur pose actuellement pas de problème. Par ailleurs, les prêteurs et les gouvernements ont apporté un soutien important au marché pendant la pandémie.
Lorsque l’épidémie de Covid-19 s’est accélérée, la Reserve Bank of India a révisé ses directives de prêts pour permettre aux sociétés de réaligner leur fonds de roulement et d’obtenir des délais de remboursement, explique Colin Shah. Le gouvernement indien a également garanti des prêts à des micro, petites et moyennes entreprises – dont de nombreuses sociétés diamantaires –, pour un montant de 3 000 milliards INR (environ 41 milliards USD).
En Israël, 300 diamantaires ont reçu des prêts compris entre 250 000 NIS (75 000 USD) et 4 millions NIS (1,2 million USD), d’après Yoram Dvash, président de la World Federation of Diamond Bourses (WFDB), qui a récemment quitté son poste de président de l’Israel Diamond Exchange (IDE). Le gouvernement a garanti 85 % des prêts, les banques ont couvert le reste, renonçant à recevoir certains remboursements et intérêts au cours de la première année, ajoute-t-il.
Parallèlement, la Belgique a engagé des interventions financières d’urgence pour aider certaines sociétés à survivre à la récession, proposant aux entreprises des délais supplémentaires pour rembourser les prêts et régler leurs obligations fiscales. Le parlement du pays a également adopté une loi autorisant les sociétés diamantaires à ouvrir des comptes bancaires, ce qui a été un immense soulagement pour tous ceux qui subissaient les refus répétés des prêteurs ces dernières années, d’après Chaim Pluczenik, président du Antwerp World Diamond Centre (AWDC).
Trouver des alternatives
La loi belge, qui devait entrer en vigueur le 1er mai, a été reportée, engendrant la frustration des négociants anversois. Pendant des années, les banques du pays ont boudé l’industrie et les diamantaires se sont battus pour ne serait-ce qu’ouvrir un compte personnel, du fait qu’ils étaient associés à ce marché.
Beaucoup ont recouru à des technologies financières pour obtenir des solutions bancaires ou simplement pour s’assurer de pouvoir recevoir et réaliser des paiements lors d’une transaction. Ebury, l’une de ces plates-formes, a été arrêtée parce qu’elle ne respectait pas les niveaux de conformité – ce qui a temporairement gelé les fonds de ses clients –, mais d’autres options sont possibles. D’autres institutions non bancaires s’intéressent aussi à l’industrie, d’après un sightholder anversois qui a demandé à rester anonyme.
Diverses initiatives ont été lancées ces dernières années à destination des petites sociétés diamantaires. Le financement entre homologues a pris de l’ampleur, comme le note le rapport annuel de Bain sur l’industrie diamantaire. Toutefois, la majeure partie des prêts, hors banques, est destinée aux grands fabricants, par le biais d’une titrisation adossée à des actifs – un instrument financier qui s’appuie sur les actifs d’une société, comme son endettement, son stock ou ses capitaux propres, en guise de garantie.
Engagés pour le long terme
Des fournisseurs comme Channel Capital Advisors et Guggenheim Securities font appel à une titrisation adossée à des actifs pour certains clients seulement – ceux disposant d’une échelle suffisante et susceptibles de réussir les vérifications nécessaires. Le fabricant Rosy Blue par exemple dispose d’une facilité de crédit auprès de Channel, tandis que ses homologues Pluczenik Diamond Company et Diarough ont conclu des accords avec Guggenheim.
Et même si l’existence de ces accords est de notoriété publique, la plupart restent privés, dans le respect du fonctionnement de certaines parties de l’industrie diamantaire, affirme Hilmar Hauer de Channel.
Des transactions de ce genre sont également soumises à des examens très poussés de la part du prêteur. Channel procède à des opérations de due diligence approfondies pour contrôler ses clients. La société cherche ainsi à comprendre leur activité et à s’assurer qu’ils disposent des structures de gouvernance d’entreprise requises, affirme Hilmar Hauer. Pour être admissibles, les sociétés doivent disposer de revenus leur permettant de rembourser le prêt sur la durée convenue, généralement de trois à cinq ans.
Ces arrangements sont bénéfiques aux sociétés diamantaires en ce qu’ils assurent un financement à long terme sécurisé. Avec des lignes de fonds de roulement ordinaires, la banque peut rapidement retirer sa facilité de crédit. En revanche, des fournisseurs de crédits comme Channel et Guggenheim s’engagent pour le long terme. Tant qu’une société respecte les termes du prêt, le financement ne peut pas être retiré. Dans ce cadre, les sociétés diamantaires acceptent d’utiliser l’intégralité de la somme disponible pendant la durée du prêt.
Hilmar Hauer remarque que les sociétés diamantaires s’intéressent de plus en plus au financement hors banques et s’est rendu compte que de nouvelles sociétés de gestion de titrisations sont maintenant prêtes à travailler avec le secteur diamantaire. Le refus croissant des banques de financer les diamants a contribué à faire émerger ces tendances, tout comme les bons résultats du marché dans le cadre du système de titrisation, explique-t-il.
Se bâtir une réputation
Pourtant, la majeure partie des prêts provient des banques et leur réaction à la pandémie a montré que la relation de travail entre diamantaires et prêteurs allait commencer à se radoucir. « L’industrie s’est toujours plaint des banques et les banques se plaignaient de l’industrie, raconte Erik Jens. Mais je pense que ces points d’achoppement ont beaucoup diminué. On pourrait dire que la relation s’est normalisée. »
Ce changement de dynamique sera important, car le besoin de financement devrait augmenter conjointement à l’activité de négoce en 2021. Le rebond de la demande de brut depuis le début de l’année a déjà fait naître quelques craintes de défaut de paiement, explique Chaim Pluczenik. Les ventes de brut de De Beers entre janvier et avril ont plus que doublé en glissement annuel, à 2,04 milliards USD au total. Les prix du brut sont très globalement revenus à leur niveau d’avant la pandémie.
Toutefois, rares sont ceux qui prévoient qu’une telle demande pourrait perdurer pendant le reste de l’année. Par ailleurs, De Beers et ALROSA se montrent attentifs à ne pas inonder le marché, ce qui canalise la demande de financement, explique Davy Blommaert.
Pas de pression
Les diamantaires ne devraient pas estimer que les disponibilités actuelles du financement vont durer, avertissent aussi bien Davy Blommaert qu’Erik Jens. Comme les créances ont baissé et que les entreprises n’ont pas utilisé l’intégralité de leurs lignes de crédit en 2020, les banques pourraient choisir de réduire ces facilités.
Lorsqu’une banque propose un crédit limité à 50 millions USD par exemple et que le diamantaire n’utilise que 20 millions USD, la banque doit malgré tout conserver des réserves en capital pour les 50 millions USD, explique Erik Jens. « Elle ne gagne pas d’argent dessus et elle doit payer. »
Les banques attendent de voir comment évoluera le marché avant de décider d’augmenter ou d’abaisser les crédits de leurs clients diamantaires. Même si la demande des consommateurs aux États-Unis et en Chine suscite de l’optimisme, des craintes demeurent que la pandémie dure tout au long de 2022, comme s’y attend Bain.
La récente hausse des infections en Inde alimente les craintes que l’offre ne soit perturbée et que le retour de la demande ne prenne plus longtemps que prévu. La fabrication a baissé dans le pays d’environ 30 % à 40 % en avril et mai en raison d’un fort absentéisme des travailleurs et des restrictions provoquées par la pandémie. Parallèlement, le Gemological Institute of America (GIA) annonce des retards de plus d’un mois dans ses laboratoires de Mumbai et Surat.
Pour l’heure toutefois, l’industrie diamantaire estime avoir suffisamment de liquidités pour affronter tout retard et s’être bâti une réputation suffisante pour continuer à profiter des bonnes dispositions du secteur bancaire à son égard.
« Je ne pense pas que des gens ratent des affaires par manque de financement », affirme le banquier indien anonyme. Les liquidités sont restées stables malgré les perturbations de la nouvelle vague de Covid-19 en Inde, étant donné que la demande se maintient, souligne-t-il.
« Les gens disposent de liquidités qui leur assurent leur activité pour le moment, convient Yoram Dvash. Les affaires se font et le roulement est très rapide lorsque vous achetez. Je ne ressens aucune pression de la part des banques sur le marché – que ce soit en Israël, en Belgique ou en Inde. »