Le marché diamantaire peut-il prendre sa revanche ?

Igor Leikin

Un marché diamantaire aux prises avec une offre excédentaire de brut et une bascule dans les priorités d’achat des consommateurs ont créé un terreau fertile pour la Covid-19, un virus qui dévaste l’économie internationale. Le coronavirus a presque totalement gelé le marché diamantaire et obligé les grands acteurs à réaliser des concessions sans précédent pour leurs clients – ceci dit, les chiffres des ventes étaient depuis longtemps inférieurs de 10 fois aux niveaux habituels.

Néanmoins, le mois d’août, généralement solide sur le marché diamantaire, est resté fidèle à sa réputation malgré une fréquentation touristique – principal moteur de la demande pendant cette période –nettement inférieure à celle de l’année dernière. La reprise des ventes de bijoux en Chine, une hausse de la charge de travail des unités de taille indiennes et un redémarrage de la demande de brut ont marqué le lancement d’un nouveau cycle sur le marché. Les signes de la reprise sont ténus pour le moment et la situation dépend totalement d’éventuelles reprises des confinements nationaux, qui pourraient ralentir les ventes prévues pour les fêtes. Or, cette période est celle qui permettrait à l’industrie de prendre sa revanche après cinq mois difficiles.

La résurgence du marché diamantaire est due au fait qu’il a tiré les leçons de la crise de 2008-2009. Cette année, la production va baisser de près d’un quart puisque, étant donné la situation, de nombreux producteurs, au Canada notamment, risquent de ne plus reprendre leurs activités. Cela engendrera un déficit permanent sur le marché. Parallèlement, la nouvelle réalité, caractérisée par le travail à distance dans le retail des bijoux, aussi étrange que cela puisse paraître, a fait émerger des pratiques positives. Des millions d’Américains continuent de travailler à la maison et font de leur mieux pour être le plus élégant possible lors des vidéoconférences. Sur les principaux marchés, cet élan participe à l’essor des bijoux, ceux que l’on considère dignes d’être exposés lors des conférences Zoom.

Correction des prix face à la croissance

Les grands miniers, qui saturent le marché depuis plusieurs années avec du brut souvent utilisé pour des manœuvres spéculatives ou taillé pour un emploi futur, ont été obligés non seulement de réduire leur production et de cesser leurs ventes cette année, mais également de refuser la baisse des prix. Cette démarche, qui pourrait théoriquement accentuer l’efficacité des ventes, engendrerait des problèmes pour la plupart des acteurs du marché en période de récession et dévaluerait leurs excès de stocks, remettant ainsi en cause leur stabilité financière. Par conséquent, depuis le début de la pandémie, De Beers et ALROSA ont maintenu leurs prix au niveau établi au début de l’année. Sergey Ivanov, le PDG d’ALROSA, expliquait au mois de mars que le problème n’était pas les prix mais le ralentissement des ventes de bijoux dans la plupart des régions du monde. Afin d’éviter un étranglement excessif du marché dans cette situation, De Beers et ALROSA ont autorisé leurs clients à refuser des attributions entières et à reporter leurs achats à des périodes ultérieures (qui, d’ailleurs, n’ont pas encore été précisées).

Même si les détenteurs des monopoles ont essayé de ne pas surcharger leurs clients, en les autorisant à ne pas respecter leur contrat, leurs petits concurrents n’ont tout simplement pas eu le luxe d’agir de la même façon et ont vendu du brut remisé de 25 %, rognant lentement sur les parts de marché de De Beers et d’ALROSA. Toutefois, comme les principaux fournisseurs ont été inactifs et ont réduit leurs ventes à un niveau quasi-nul, l’offre internationale de brut entre mars et août a chuté de 66 % (selon VTB Capital). Cela a créé les conditions d’une reprise de la demande de diamants, parallèlement à un redémarrage des ventes de bijoux dans certaines régions grâce à l’allégement graduel des quarantaines.

En Chine, les ventes de bijoux ont progressé de 6,8 % en juillet et permis d’inverser la tendance observée depuis octobre 2019. Et même si tous les détaillants de bijoux locaux ont annoncé des ventes moroses au premier semestre, les résultats de Tiffany dans la région Asie-Pacifique étaient positifs, avec une croissance de 17 % en glissement annuel entre mai et juillet, la plus forte de son histoire. Les ventes de bijoux ont continué de progresser en glissement annuel en août et les ventes en magasins comparables de Signet ont pris 11 %. Quant à ses ventes en ligne, elles ont grimpé de 65 %. Si cette dynamique se maintient jusqu’à la fin de 2020, les ventes internationales de bijoux en diamants perdront 14 % cette année au lieu des 23 % attendus précédemment, d’après ce qu’a indiqué VTB Capital dans son étude.

La dynamique positive en Chine au mois de juillet a renforcé les prix des diamants qui ont bondi au mois d’août (de 16 %). Certes, en juillet, les prix du taillé étaient de 5 % inférieurs à ceux du début d’année, mais début septembre, ils étaient supérieurs de 12 %.

Ces facteurs montrent que le marché du brut a rebondi par rapport au niveau plancher atteint en juillet. De Beers, décidée à relancer ses ventes, a procédé à une correction de 6 % à 10 % sur les pierres de plus de 1 carat. Il est probable qu’ALROSA ait engagé des mesures similaires.

La baisse des prix est intervenue alors que les stocks baissaient dans la filière intermédiaire. En septembre, les stocks de produits finis étaient à leur plus bas depuis 2012 dans la filière intermédiaire, a fait remarquer VTB Capital. L’évaluation de leur valeur a diminué de 3 milliards de dollars en huit mois en 2020, après avoir perdu 2 milliards de dollars en 2019, d’après l’organisme bancaire.

« Le marché était depuis longtemps privé des diamants bruts qui lui étaient nécessaires. Aujourd’hui, on constate un rebond de la demande pour ces pierres. Nous sommes tout à fait capables de répondre pleinement à cette demande », a expliqué Sergey Ivanov, PDG d’ALROSA.

La reprise du marché

La baisse des prix a relancé la demande, comme lors des crises précédentes du marché diamantaire. Les importations de brut par l’Inde étaient toujours faibles en août (497,5 millions de dollars), plus de 42 % en dessous des chiffres de 2019. Mais il existe bel et bien une dynamique à la hausse. La moyenne du trimestre précédent n’était que de 205 millions de dollars, soit un chiffre plus de quatre fois inférieur à celui de l’année précédente. En août, les exportations de taillé par l’Inde ont progressé jusqu’à atteindre 1,217 milliard de dollars, soit 26 % de moins qu’il y a un an mais 35 % de plus qu’en juillet.

Les chiffres toujours faibles des achats du mois d’août en Inde, où près de 82 % du brut d’ALROSA est taillé, étaient dus au fait que les centres de taille dans le monde n’étaient occupés qu’à un tiers de leur capacité à cette époque. À la mi-septembre, l’industrie indienne de la taille a commencé à accélérer le rythme pour répondre à la demande croissante de taillé. Selon IDEXonline, 7 usines de Surat sur 10 qui avaient rouvert disposaient d’environ 70 % de leur personnel. Les tailleurs indiens s’apprêtent même à travailler pendant leurs vacances cette année. Généralement, lors du festival de Diwali (qui tombe le 14 novembre cette année), l’industrie suspend son activité pendant deux à quatre semaines. Aujourd’hui, les tailleurs travaillent dur pour répondre aux commandes, partant de l’hypothèse que l’amélioration du marché pourrait être de courte durée en raison des incertitudes relatives à la pandémie de Covid-19.

La hausse prévue des commandes en Inde a rassuré les participants du marché pour le reste de l’année et, en plus d’agir sur des prix en baisse, a incité les acteurs à acheter.

Par conséquent, en août et jusqu’à début septembre, ALROSA et De Beers ont vendu davantage de brut que lors des quatre à cinq derniers mois. Les ventes d’ALROSA ont représenté 216,7 millions de dollars, soit six fois plus qu’en juillet (35,8 millions de dollars) et deux fois plus que sur toute la période précédente de la pandémie (123 millions de dollars). « Étant donné le contexte de reprise graduelle de la demande de bijoux en diamants observé ces derniers mois, notamment aux États-Unis et en Chine, ainsi que la baisse du niveau des stocks dans le secteur du retail et la filière intermédiaire, nous constatons une hausse de la demande de diamants », a précisé Evgeny Agureev, directeur général adjoint d’ALROSA.

D’après les premières données, De Beers a vendu un total de 436 millions de dollars de brut entre fin juillet et mi-septembre (en comparaison, ce chiffre n’était que de 56 millions de dollars entre avril et juin, contre 1,3 milliard de dollars sur la même période l’année dernière). Parallèlement, le septième cycle commercial, fixé entre le 19 août et le 10 septembre, contrairement aux ventes qui durent généralement une semaine, a atteint 320 millions de dollars, soit 11 % de plus qu’il y a un an. En raison des restrictions de déplacement internationales, De Beers a abandonné le système traditionnel des sights pour rendre ses ventes plus flexibles et vend quasiment en continu depuis fin juillet. « Les marchés diamantaires ont fait preuve d’une amélioration continue tout au long du mois d’août et en septembre, alors même que les restrictions liées à la Covid-19 continuaient à s’assouplir dans divers endroits. Les fabricants ont travaillé pour répondre à la demande de taillé par le retail, notamment dans certaines catégories de produits », a déclaré Bruce Cleaver, PDG de De Beers.

La prudence des détenteurs de monopoles

Conscients du cycle de reprise fragile, étant donné les nouvelles restrictions possibles en lien avec le coronavirus, les grands miniers se sont montrés jusqu’à présent plutôt prudents.

Après la correction des prix des grosses pierres et des pierres plus haut-de-gamme, De Beers a baissé ses prix sur les petits diamants bruts. D’après Bloomberg, les prix des diamants de moins de 1 carat ont baissé de plus de 10 % en septembre. Cette décision montre que De Beers aperçoit des signes d’une reprise de la demande – même à un prix moindre – et même dans le segment du brut de petite grosseur, qui s’est révélé être le plus faible cette année.

Afin d’éviter des pressions sur le marché, ALROSA a annulé toutes les obligations d’achat pour ses clients à long terme en septembre, comme en août et en juillet. « Le marché n’a pas encore retrouvé son équilibre. Par ailleurs, étant donné la menace d’une nouvelle vague de Covid-19, tous les membres de l’industrie doivent maintenir une attitude prudente et responsable, a indiqué la société russe pour expliquer cette décision. Les incertitudes demeurent quant à la menace d’une nouvelle série de restrictions sanitaires et à l’humeur des consommateurs. Dans ces conditions, nous nous efforçons de répondre à la demande réelle et de réduire le commerce spéculatif », a expliqué Evgeny Agureev, directeur général adjoint d’ALROSA.

La croissance va-t-elle durer ?

Évidemment, les prochaines étapes dépendront de la durée et de la stabilité du cycle de reprise.

L’élan actuel de la demande sur le marché diamantaire pourrait durer un mois et demi à deux mois, prévoit Sergey Ivanov, le PDG d’ALROSA. « Pour l’instant, nous envisageons de la demande pendant un mois et demi à deux mois. Après cela, nous devrons reconsidérer la situation. Il nous faut attendre la période de novembre-décembre. » On ne pourra parler d’une reprise complète du marché que lorsque nous aurons les résultats de la grande saison des fêtes aux États-Unis, où l’on constate une dynamique positive. Le taux de croissance reste tout de même plus faible qu’en Chine, qui est sortie plus tôt de la quarantaine.

« Nous constatons les premiers signes de la reprise car les unités de taille ont rouvert en Inde et la demande de bijoux est réapparue en Chine, où les chiffres sont actuellement très bons. La grande interrogation porte sur les fêtes aux États-Unis. Le pays connaît de nombreux problèmes, aussi bien en termes d’économie et de pouvoir d’achat que d’humeur de la population. Il est important que les gens retournent dans les boutiques, » a expliqué Sergey Ivanov. Selon lui, sans facteurs extérieurs négatifs pour l’industrie, la demande pourrait être présente pour la saison de Noël, qui représente environ 30 % des ventes de bijoux annuelles.

Un facteur externe négatif pour l’industrie serait en premier lieu un reconfinement lié au coronavirus, prévisible après la fermeture d’Israël le 18 septembre.

Le négoce se maintiendra pendant encore deux mois, d’après Rapaport, qui évoque une offre de brut limitée pour le moment, laquelle ne suffit pas à satisfaire la demande du retail des bijoux. Certaines catégories de diamants sont peu achalandées en raison de la quarantaine des tailleurs Indiens entre fin mars et fin mai. Ce déséquilibre pourrait perdurer jusqu’à la fin novembre. Le taillé issu du brut acheté en août arrivera sur le marché à la mi-octobre uniquement car les processus de taille et de certification prennent environ six semaines.

Un autre point important à prendre en compte est l’offre limitée, qui devient un facteur essentiel pour l’équilibre du marché, d’après VTB Capital. Selon la banque d’investissement, la correction des prix par les grands miniers va exacerber les problèmes des petits producteurs et contribuer au déficit permanent du marché du brut. « Les grands producteurs profiteront des regroupements sur le marché. La crise de cette année a fait disparaître 26 % de l’offre internationale, dont une partie ne sera jamais rétablie. Nous estimons le déficit de l’offre de brut à 22 %. Et même si ALROSA et De Beers peuvent vendre les réserves cumulées en 2021 et après, le déficit restera de l’ordre de 15 % : les petits miniers, durement touchés par la crise, sont peu susceptibles de reprendre la production après la baisse des prix pratiquée par ALROSA et De Beers », a conclu l’étude de VTB Capital.

Source Rough&Polished


Photo © De Beers.