Le choix de l’Inde : un moratoire sur les importations de brut ?

Chaim Even-Zohar

Stuart Brown, ex-directeur général associé de De Beers et actuel PDG du minier canadien Mountain Province Diamonds, a réalisé une déclaration étonnante dans un article du Financial Times, énonçant l’évidence : « Il faut que l’Inde rouvre. Tant que la fabrication ne rouvrira pas là-bas, il n’y aura pas de demande de brut. »

C’est un peu comme si les miniers venaient de réaliser qu’ils avaient besoin de l’Inde bien plus que l’Inde n’a besoin d’eux. Les mines sont fortement endettées. Dominion Mining, qui détient également des parts des mines Diavik et Ekati au Canada, a vu sa notation Fitch dégradée à Triple C, autrement dit le statut d’obligations indignes d’investissement. Le sud-africain Petra Diamonds a ralenti ses opérations dans son pays en raison du confinement obligatoire destiné à contenir la propagation du coronavirus. La société est très endettée. Nous pourrions poursuivre la liste mais ce n’est pas vraiment l’objet de cet article. Remarquons simplement que le coronavirus a fait mettre certaines mines en situation d’entretien et maintenance. Beaucoup sont excessivement endettées. Quelques producteurs pourraient même faire faillite ou fermer, sauf si l’Inde rouvre rapidement.

Et si ce n’était pas le cas ? Alors, des producteurs pourraient littéralement s’étouffer avec leurs diamants. En parlant d’étouffement, si l’on observe l’ensemble de la filière, l’endroit le plus inconfortable reste le segment intermédiaire. À elle seule, l’Inde comprend entre 1,5 milliard et 2 milliards de dollars de stocks de brut. Ajoutez-y environ 5 milliards de dollars de taillé et vous aurez une idée de la situation. Quant à dire que l’endettement bancaire pourra être réglé avec des gains futurs, c’est croire aux contes de fées, sauf si, bien sûr, l’Inde profite de la période du coronavirus pour prendre l’initiative et devenir un acteur du changement, celui que tout le monde attend.

Le gouvernement indien peut aider l’industrie d’une façon phénoménale si, une fois le confinement terminé, il applique simplement un moratoire de trois mois sur les importations de brut. Que le moratoire soit décidé pour deux, trois ou quatre mois est un point qu’il pourrait discuter avec l’industrie. Le délai dépendra certainement du temps qu’il faudra au marché diamantaire non pas seulement pour se stabiliser, mais également pour se reprendre.

Les banques indiennes ont littéralement « abandonné » le secteur diamantaire. Elles s’écartent du financement des diamants avec la même ferveur que nous fuyons le coronavirus ! Si les sightholders sont toujours aussi dépendants de leurs ruées mensuelles vers De Beers, ALROSA et d’autres producteurs ou continuent de se battre pour obtenir du brut, ils ruineront toute possibilité pour l’Inde de vider ses stocks.

Les principaux producteurs de diamants, tels que le Botswana, la Russie, le Canada et d’autres, sont maintenant confrontés au dilemme typique du pétrole saoudien : réduire ou stocker la production, faute de quoi ils risquent une chute libre des prix. Il est vrai qu’il y aura toujours de grosses sociétés indiennes qui se feront un plaisir d’accepter des diamants avec une remise de 30 % à 50 %, à condition qu’elles trouvent des liquidités. Or, aujourd’hui, ces magnats de bonne foi, capables d’assumer ce rôle, sont moins nombreux. Les acteurs peu scrupuleux se sont largement éliminés entre eux – probablement au grand regret de certains producteurs.

Mais si certains grands conglomérats obtiennent du brut fortement remisé, cela n’aidera pas vraiment l’industrie indienne dans son ensemble. Afin de retrouver la confiance de ses banques, l’Inde doit vendre, pendant quelques mois, uniquement en puisant dans ses stocks. Cela réduira l’endettement bancaire, les banquiers pourront commencer à se faire à l’idée que l’industrie est maintenant digne de confiance et l’état de santé global de l’industrie s’améliorera certainement de façon considérable. L’activité est plus gérable lorsqu’il est possible d’étalonner ses achats actuels de brut sur la demande prévue pour le taillé.

Pas d’euphorie face à une possible reprise rapide de la demande !

Si l’on suppose que des milliers de milliards de dollars se sont littéralement évaporés partout dans le monde, que des dizaines de millions de personnes vont aller grossir les rangs des chômeurs et que les salaires seront réduits sur toute la planète, on peut être certain que l’excès net des revenus disponibles des consommateurs sera gravement réduit. Le portefeuille du luxe va se rétrécir. Dans certains endroits, il pourrait même disparaître. Les bijoux en diamants ne seront certainement pas les premiers articles que les consommateurs vont acheter dans l’ère post-coronavirus.

De plus, les fabricants de diamants et négociants de taillé pourraient aussi avoir àaffronter la liquidation de grands détaillants de bijoux en faillite, y compris certaines chaînes de retail. Stuart Brown évoque le fait que les producteurs ont besoin des fabricants. Même lorsque le coronavirus sera terminé, les tailleurs de diamants bruts naturels ne survivront que si les marges de fabrication sont assurées.

L’industrie et les producteurs doivent se montrer très prudents sur l’interprétation des informations tarifaires provenant de ventes occasionnelles. Certains disent que le marché est « mort ». Je dirais plutôt qu’il est illiquide (ou « mince »). Ceux qui ont besoin de vendre, quelle qu’en soit la raison (principalement pour rembourser leur dette), devront baisser leurs prix. Toutefois, ceux qui ont besoin d’articles spécifiques sur un marché n’ayant pas de vendeurs préparés peuvent devoir payer plus qu’ils ne l’auraient fait s’il y avait de nombreux acheteurs et vendeurs prêts à travailler. Ainsi, l’écart actuel entre les prix vendeurs et acheteurs est considérable et ni les uns ni les autres ne traduisent le prix qui aurait été obtenu sur un marché liquide. Des spéculateurs habiles pourraient trouver des opportunités mais ils prendront des risques considérables. Tant que les marchés de consommateurs ne s’améliorent pas, les négociants travailleront principalement entre eux et l’incertitude prévaudra.

En l’absence de prêteurs disponibles pour la filière intermédiaire, les producteurs risquent de n’avoir d’autre choix que de commencer à se comporter comme tous les autres acteurs de la filière et faire crédit à leurs fournisseurs. La filière en sortira bien plus saine pour tout le monde. Si les producteurs font crédit, ils devront vérifier par deux fois, et peut-être même par trois fois, la solidité financière de leurs clients. Ils devront atténuer les risques sur les prêts. C’est un peu comme si l’on revenait « aux jours anciens », où l’on savait que les sightholders étaient des sociétés solides et fiables. Cette notion a disparu le jour où les producteurs ont changé de système et commencé à vendre quasiment à tous ceux qui étaient capables de leur fournir des espèces. Lorsque plusieurs sightholders ont fait faillite et ou ont eu des problèmes avec la loi, les producteurs n’ont subi aucune perte. En réalité, j’aime bien l’idée que des sociétés minières aident à partager la charge financière de leurs clients – comme n’importe quel autre acteur de la filière. Ils ont sans aucun doute davantage accès aux sources de financement que leurs clients.

Rétablir la stabilité des prix

C’est vrai, ces dernières années, nous avons appris à vivre avec une certaine volatilité des prix, au sein d’écarts acceptables. Mais aucun d’entre nous ne peut survivre à une courbe des prix baissière prolongée ou, que Dieu nous en préserve, à une chute libre des prix. À la différence du coronavirus, un « plateau » de la courbe ne suffira pas ! Plus que tout autre chose, l’industrie a besoin d’une certaine stabilité des prix et de pouvoir profiter de la certitude de la prévisibilité des prix qui en résultera. Si certains Indiens aisés de Belgique devaient contourner un moratoire sur les importations de brut indien (s’il y en a un) et réussissaient à acheter du brut avec des escomptes importants en dehors de l’Inde, ce ne serait pas un problème, à condition qu’ils se battent pour préserver les prix du taillé et qu’ils n’utilisent pas leur pouvoir pour s’accaparer le marché du taillé, avec des prix encore plus remisés. Au final, la stabilité des prix du taillé est nécessaire pour tous les acteurs de la filière.

La stabilité des prix du taillé est nécessaire pour tous les acteurs de la filière.
 

De la stabilité, coordonnée à des marges bénéficiaires. L’un ne peut pas aller sans l’autre ! On voit de nombreuses faillites qui en sont la preuve. L’Inde doit utiliser la puissance de son marché pour tenter de réduire l’avidité des producteurs, certains acteurs essayant constamment de faire mieux que les autres. À avide, avide et demi ! Les producteurs rétorqueront qu’ils travaillent dans un marché concurrentiel. Ce n’est pas le cas. Constitué sous forme de cartel, le secteur de l’offre représente désormais un marché oligopolistique caractérisé par un faible nombre de vendeurs, qui n’offrent que peu de choix aux centaines d’acheteurs potentiels. Mais, de façon assez étrange, cela est en train de changer.

N’oublions pas les synthétiques

Les producteurs de brut devraient savoir, comme De Beers le sait d’ailleurs très bien, que chaque fabricant de diamants à Surat, grand ou petit, a des alternatives – des alternatives qui n’existaient pas il y a quelques années. Ils peuvent acheter, fabriquer et vendre des diamants synthétiques. L’avantage des diamants synthétiques, ce n’est pas uniquement leur faible prix. Le risque de ne pas obtenir de marge importante sur le taillé semble bien plus réduit que pour les diamants bruts naturels. Cela devient véritablement un cercle vicieux car il nous ramène aux miniers de diamants naturels. Ceux-ci doivent rétablir la rentabilité des centres de fabrication s’ils veulent avoir la possibilité réaliste d’améliorer leur propre calvaire financier. Les miniers ne tireront aucun avantage du retour des tailleurs à Surat si c’est uniquement pour fabriquer des diamants synthétiques. Ne vous faites pas d’illusions : si la valeur ajoutée et les bénéfices sont supérieurs sur des produits synthétiques, ils se désintéresseront des diamants naturels. Et les détaillants feront de même.

Stuart Brown avait absolument raison. Ils ont besoin des tailleurs indiens et, malheureusement pour les miniers, il n’existe pas d’alternative à l’Inde.

Au fil des années, l’industrie indienne a procuré énormément de richesses aux producteurs. Déjà, au siècle dernier, les Indiens démontraient leurs compétences en faisant passer des diamants industriels sans quasiment aucune valeur dans la catégorie dite « de qualité médiocre » qui a, au fil du temps, produit des dizaines de milliards de dollars de bénéfices pour les producteurs. Des milliards de dollars dont ils n’avaient jamais rêvé, pour un produit dont la demande vacillait. Aujourd’hui, la donne a changé de mains. La disparition du secteur de l’extraction de diamants naturels est loin d’être imminente. Il y aura toujours environ une petite dizaine de mines en exploitation dans les 30 à 40 ans à venir, et au-delà. Mais cela ne doit pas être pris pour acquis – et certainement pas par les producteurs et les promoteurs. La solution est toutefois en grande partie dans leurs propres mains.

De Beers possède déjà sa Lightbox. C’est l’occasion pour le minier de faire également briller l’écrin des diamants naturels. L’Arabie Saoudite s’est tiré une balle dans le pied avec les prix du pétrole. Espérons que ce ne soit pas l’avenir réservé aux producteurs de diamants. 

Malheureusement pour les miniers, il n’existe pas d’alternative à l’Inde

Source Idexonline


Photo © De Beers, DR.