Le mouvement vers une chaîne d’approvisionnement transparente et traçable est tout aussi bien dicté par les bénéfices que par les principes.
« Il existe un vrai désir de confiance », plaisante Leanne Kemp tandis qu’elle explique l’élan qui incite les entreprises à intégrer le développement durable. Depuis 2015, la société qu’elle a créée et qu’elle dirige, Everledger, s’est donné pour mission de faciliter cette tendance, en utilisant sa plate-forme alimentée par la Blockchain pour aider les entreprises de diamants et de bijoux à tenir un registre transparent de la provenance de leurs produits.
Everledger n’est pas la seule initiative en ce sens. Au cours des cinq dernières années, plusieurs projets de l’industrie ont pris de l’ampleur, entre autres Tracr par De Beers, le programme Journey de Sarine Technologies et le service de rapport sur l’origine des diamants du Gemological Institute of America (GIA). Cela vient s’ajouter au nombre croissant d’adhérents à des organisations et des organismes commerciaux qui définissent les règles de l’approvisionnement responsable et du développement durable.
Ce virage s’inscrit dans une tendance mondiale, au titre de laquelle de plus en plus d’industries exposent leurs valeurs et le bien qu’elles font, fait observer Leanne Kemp.
« Le leitmotiv a toujours été de s’occuper des actionnaires. Mais, ces 10 dernières années, l’accent s’est davantage porté sur la valeur pour les parties prenantes, explique-t-elle. Cela signifie qu’il faut comprendre et estimer non pas seulement les employés et les actionnaires. Il faut tenir compte des populations et de la planète et des effets qu’ont sur eux toute la chaîne d’approvisionnement. »
Ces derniers temps, dans la filière des diamants et des bijoux, les sociétés qui publient leur politique de gouvernance environnementale, sociale et d’entreprise (ESG) pullulent. De Beers a placé le développement durable au cœur de sa communication, grâce à son programme Building Forever 2030. D’autres, comme Signet Jewelers, Richemont, Lucara Diamond Corp. et ALROSA ont tous publié de longs rapports sur le développement durable au cours des derniers mois. Ces documents ne faisaient pas partie auparavant de la stratégie ordinaire des relations publiques ou des relations avec les investisseurs sur le marché.
Après « ne pas nuire », « faire le bien »
Les Nations unies ont établi les bases de ce nouvel axe lorsque, en 2012, elles ont produit les 17 objectifs de développement durable (SDG) visant à fournir un cadre aux stratégies de responsabilité sociale des entreprises.
De son côté, l’industrie des diamants et des bijoux engage des efforts depuis quelques dizaines d’années pour adopter des politiques lui permettant de rester sur une voie éthique, et ce malgré les critiques fréquentes à propos de ses pratiques d’approvisionnement. Sa plus célèbre initiative, le Kimberley Process, a été élaborée pour endiguer le flux des diamants du conflit, même si le Responsible Jewelry Council (RJC) a engagé des audits plus étendus grâce à son code de pratiques et à sa chaîne de responsabilité en matière de minéraux.
Au mois de mai, le RJC s’est aligné sur les NU en rejoignant sa plate-forme SDG Ambition du Pacte mondial, qui cherche à accélérer l’adoption des objectifs de développement durable dans la communauté des entreprises. Le RJC a également mis sur pied une équipe de travail chargée de mesurer l’impact des SDG sur l’industrie et d’informer ses membres sur les objectifs des NU. « Nous avons commencé par réunir l’industrie derrière un ensemble commun de références. Aujourd’hui, nous la réunissons à nouveau, puisque nous dépassons l’idée de “ne pas nuire” pour aller vers celle de “faire le bien” », a déclaré Iris Van der Veken, directrice exécutive du RJC au moment de l’annonce.
Des incitations financières
L’objectif final de toutes ces initiatives est d’accroître la confiance des consommateurs, affirme David Bonaparte, président et PDG de l’organisme-cadre américain Jewelers of America (JA) qui exige de ses membres qu’ils signent un code de conduite conforme aux standards de l’industrie.
Mais la demande des consommateurs n’est pas le seul facteur à motiver les programmes d’approvisionnement éthique. Actuellement, l’un des principaux catalyseurs sont les marchés financiers, d’après Leanne Kemp, puisqu’il y a derrière cette tendance de l’argent bien réel. Les géants de la gestion d’actifs, comme BlackRock et Fidelity, ont placé les pratiques de développement durable au cœur de leurs programmes d’investissement, affirme-t-elle.
Le financement qui s’appuie sur des objectifs verts, sociaux et durables en Amérique du Nord a progressé de 76 % en moyenne en glissement annuel entre 2016 et 2020, d’après Climate Bonds Initiative, qui travaille à mobiliser le marché obligataire en faveur de solutions au changement climatique. Des sociétés de luxe comme Prada, Chanel, Burberry et Cartier ont toutes émis des obligations attachées à des paramètres de développement durable.
« Cela va donc au-delà d’un engagement marketing, souligne Leanne Kemp. Les instruments financiers sont maintenant soutenus par ce genre d’informations et de données. À moins d’obtenir une véritable transparence et de la visibilité dans toute la chaîne d’approvisionnement, les sociétés sont en danger. »
Les priorités : le prix et le style
Même si les agents financiers ont d’un même élan donné la priorité à la composante ESG de leur financement, il semblerait que les consommateurs soient plus lents à changer d’état d’esprit.
La plupart des observateurs conviennent que les acheteurs n’entrent pas en masse dans les boutiques pour poser des questions sur l’origine des diamants ou de l’or ou sur les pratiques sociales du bijoutier et de ses fournisseurs. En tout premier lieu, les consommateurs recherchent la bonne marque, le bon prix et le bon design, affirme Patrick Bennett, créateur de Successful Consultants, qui travaille avec des marques de bijoux et de luxe. L’approvisionnement responsable arrive en bas de la liste des priorités des consommateurs.
Ensuite, pour les bijoutiers, il s’agit plutôt de garder une longueur d’avance, explique David Bonaparte. « Il est inévitable que les consommateurs s’informent de plus en plus sur les problèmes d’approvisionnement responsable, qu’ils posent des questions et qu’ils s’attendent à ce que tout ce qu’ils achètent soit responsable ». Dans ce cas, les déclarations de développement durable leur donneront suffisamment confiance pour acheter.
L’effet réseau
Les arguments d’ordre plus général qui stimulent la transformation de l’industrie tournent autour de la numérisation, explique Patrick Bennett, qui se qualifie lui-même de technicien des bijoux. Les consommateurs effectuent de nombreuses recherches en ligne, en quête de sociétés et de bijoux sur les réseaux sociaux et c’est là qu’ils nouent des liens plus profonds avec les valeurs d’une marque.
« C’est sur ce support qu’ils voient les créateurs, les propriétaires, les dirigeants et les équipes qui veulent apporter un changement et faire les choses différemment, fait remarquer Patrick Bennett. Je pense que c’est à ce moment-là que la conversation sur le développement durable devient plus attrayante. »
Les réseaux sociaux ont attiré davantage l’attention sur les acheteurs de la génération Y et de la génération Z, lesquels sont plus sensibles aux questions de développement durable, admet Mark Hanna, directeur marketing du grossiste de bijoux américain Richline Group.
Les jeunes consommateurs seront plus attirés par un produit s’il est accompagné d’une documentation prouvant qu’il est d’origine responsable, en particulier si cela passe par la technologie de la Blockchain, explique-t-il. Une enquête commandée par Richline et réalisée auprès d’élèves de l’université de Bryant a montré que 44 % des personnes interrogées choisiraient d’opter pour des marchandises socialement responsables ou écologiques, tandis que 68 % ont déclaré qu’ils étaient prêts à payer plus cher pour ce genre de marchandises.
Un produit premium
SCS Global Services annonce des résultats similaires. Environ 35 % à 40 % des consommateurs d’aujourd’hui tiennent compte de la valeur lors de leurs décisions d’achat, affirme Stanley Mathuram, vice-président exécutif du cabinet de conseil pour les ventes et le marketing.
« Cette tendance continue de s’amplifier. Dans les 5 à 10 prochaines années, le principal segment d’acheteurs sera constitué d’une population alignée sur ces valeurs et prête à payer plus cher pour les obtenir, affirme-t-il. Il s’agit d’une véritable valeur ajoutée et nous voulons faire grossir la part des personnes prêtes à payer un surplus. »
Comme la jeune génération se montre de plus en plus sceptique sur les prétentions vertes du marché des bijoux, poursuit-il, SCS développe une référence de développement durable pour les diamants, qu’il envisage de dévoiler lors du salon JCK Las Vegas fin août. La société espère répliquer la dynamique qu’a obtenue la certification du développement durable dans d’autres industries, comme la sylviculture, l’agriculture, le bétail et la volaille.
Les ventes de marchandises biologiques, par exemple, ont progressé de 31 % entre 2016 et 2019, d’après des recherches citées par SCS et provenant du Département américain de l’agriculture. Les produits biologiques se vendent avec un surplus de 20 % par rapport aux autres marchandises.
Intégrer le suivi des diamants
Le texte de référence de SCS, qui compte 133 pages, couvre toute la chaîne d’approvisionnement des diamants. Il expose les exigences ESG pour les pierres naturelles et synthétiques et met l’accent sur la neutralité carbone et la traçabilité. Le cabinet coopère avec la société australienne Source Certain International pour confirmer les mines d’origine des pierres. Pour un diamant donné, Source Certain prétend reconnaître les éléments chimiques du gisement d’origine – ou la machine de culture dans le cas des synthétiques. La société possède des données provenant des gisements de kimberlite en Australie, au Canada, en Russie et en Afrique du Sud, a récemment déclaré un porte-parole à Rapaport. Toutefois, Stanley Mathuram confirme qu’aucun minier ne s’est encore inscrit au programme SCS.
D’autres groupes se sont attaqués aux problèmes de la traçabilité de différentes façons. Le GIA s’est associé à divers miniers et fabricants afin d’analyser les pierres brutes avant qu’elles ne soient taillées, créant ainsi une « empreinte digitale » de la pierre qu’il est possible de suivre et de documenter dans ses rapports sur l’origine.
Les programmes de la Blockchain, comme Tracr et Everledger créent un registre des transactions qui concernent chaque diamant. Or, pour que cela fonctionne, les sociétés qui participent au programme doivent utiliser les mêmes plates-formes technologiques, affirme Mark Hanna. Il évoque « le fossé technologique », qu’il considère comme le plus gros obstacle au développement de Trust Chain, un programme de la Blockchain pour les bijoux pour lequel Richline s’est associé à IBM mais qui a depuis été mis en veille.
« À moins que vous ne travailliez principalement avec de grandes corporations, les coûts de paramétrage du fonctionnement croisé sont assez élevés, explique Mark Hanna. Je ne peux pas dire à un petit fabricant qu’il doit intégrer ce programme et dépenser des dizaines de milliers de dollars pour un système afin que je puisse récupérer les informations dont j’ai besoin. »
Le retour sur investissement
Le coût le plus important dans la mise en place de ces systèmes est la partie en arrière-plan, admet Leanne Kemp, mais elle affirme que les sociétés pourraient envisager de l’intégrer dans leurs dépenses d’outillage Web générales.
Stanley Mathuram avance que le coût de la certification est un point marginal, même s’il reconnaît qu’il dépend de la taille de l’organisation. Pour une grande structure minière, le coût de la certification « est mineur », explique-t-il.
Par ailleurs, comme beaucoup le prétendent, il n’est pas nécessaire de faire supporter ce supplément aux consommateurs.
« Le coût de l’inscription à des organisations comme le RJC est minime et cela assure les ressources aidant les bijoutiers à mettre en place des techniques et des pratiques d’approvisionnement responsable, affirme David Bonaparte. Je n’ai jamais entendu dire que des détaillants reportaient ces coûts sur les consommateurs. »
Quoi qu’il en soit, la valeur de la responsabilité sociale a tendance à se retrouver dans le branding, explique Leanne Kemp. « Il ne s’agit pas de faire payer plus cher au consommateur. Les sociétés veulent supporter le coût au sein de leur marque car elles savent que c’est la bonne chose à faire. Cela permet de se démarquer et de faire une différence dans le monde, permettant à la société de s’améliorer et de répondre à un marché ayant un axe différent. »
Obtenir un avantage
Les marques ayant cette plus-value profitent sans conteste d’un avantage dans ce domaine, affirme Patrick Bennett, puisqu’elles disposent des ressources permettant de placer le développement durable au premier plan de leur activité et de créer toute une narration autour de ce thème. Dès lors, annonce-t-il, de nombreuses marques de luxe modernes gagnent des parts de marché. Cela engendre des craintes que les petites entreprises – les négociants de diamants et les bijouteries familiales – restent à la traîne. Du moins, le marché se segmente en sociétés capables de prouver leur approvisionnement responsable et les autres.
Ceci dit, la coopération est une partie clé pour que fonctionnent les stratégies de développement durable. En tant que consultant, Patrick Bennett essaie d’associer les acteurs ayant la même philosophie et susceptibles de créer des opportunités d’acheter des diamants produits de façon transparente. Le RJC encourage également ses membres à travailler ensemble. Signet Jewelers, le plus gros bijoutier des États-Unis, annonce, dans son protocole d’approvisionnement responsable, qu’il s’attend à ce que tous ses fournisseurs rejoignent le RJC. Quant à Everledger, il a développé une plate-forme pour ses clients – dont des fabricants de diamants et bijoutiers de retail – afin qu’ils interagissent ensemble sur le même système de Blockchain.
Une impression durable
Les bijoutiers créent de plus en plus de programmes marketing autour de la vérification de la source ou obtiennent les outils pour le faire auprès de fournisseurs indépendants comme Everledger et Sarine. Grâce à une application mobile ou à d’autres méthodes, ils sont capables de partager l’histoire d’un diamant ou d’un bijou avec le client. Des informations telles que le lieu et la méthode d’extraction et de taille du diamant rajoutent des données supplémentaires qui suivent le produit, bien après la vente, explique Leanne Kemp.
« Les clients se sentent bien plus en confiance dans le cadre de leurs relations avec les détaillants, affirme-t-elle. Nous constatons que les marchandises se vendent plus vite si l’origine y est associée. »
Reste à savoir s’ils paieront plus cher pour un tel bijou. Stanley Mathuram et d’autres en sont convaincus. C’est bien l’économie plutôt que l’éthique qui motive ce mouvement, d’après Mark Hanna, qui recommande vivement au marché d’embarquer dans ce mouvement.
« Soit vous serez fiables et documentés, soit vous disparaîtrez, prévient-il. Notre industrie a encore beaucoup à faire en matière de branding et de marketing. La confiance et la réputation en constituent une partie centrale. »
Article from the Rapaport Magazine – August 2021.