Rory Moore travaille par intermittence, et ce depuis des années, à Ekati, la première mine de diamants des Territoires du Nord-Ouest du Canada. Il a fait partie de l’équipe d’origine, celle qui a développé la mine dans les années 1990. En 2018, il a rejoint l’entreprise appelée à l’époque Dominion Diamond. Il est ensuite devenu président intérimaire de la société en janvier 2020. En novembre, il était désigné PDG à temps plein de l’entité désormais appelée Arctic Canadian Diamond Co.
Dans cet entretien, il livre au JCK sa vision du marché diamantaire, explique pourquoi Arctic s’intéresse à la taille canadienne et aux pierres d’origine canadienne et montre qu’Ekati pourrait contrecarrer les attentes et rester en service pendant encore un certain temps.
Pourriez-vous nous donner des nouvelles d’Ekati et de sa structure de propriété actuelle ?
Avec l’épidémie de Covid-19, le marché diamantaire a fermé. Nous disposions d’un partenariat avec Rio Tinto à la mine Diavik, qui est une mine voisine. Après la Covid-19, nous avons d’abord choisi de placer Ekati en entretien et maintenance car nous avions 200 millions de dollars de diamants en stock que nous ne pouvions pas vendre. Nous n’avons pas voulu brûler toutes nos réserves de numéraire en peu de temps. Toutefois, Diavik ayant effectivement continué à fonctionner, nous avons dû payer notre participation de 40 % aux frais d’exploitation et cela aurait très rapidement consommé nos réserves de liquidités. Nous avons donc déposé une demande de protection contre l’insolvabilité au titre de la CCAA [Loi canadienne sur les arrangements avec les créanciers des sociétés].
L’opération a déclenché le processus de vente auquel ont participé les anciens propriétaires, Washington, qui ont fini par retirer leur offre d’achat des actifs. Ensuite, les créanciers sont entrés en jeu, représentés par les trois principales organisations : DDJ Capital, Brigade Capital et Western Asset Management. Tous trois sont intervenus et ont racheté les actifs, nous apportant un peu de liquidités supplémentaires pour rouvrir la mine et continuer à travailler.
Nous avons redémarré la mine en janvier de l’année dernière, au plus fort de l’hiver arctique, une opération difficile. Nous avons rencontré de nombreux problèmes au démarrage mais aujourd’hui, la mine fonctionne à un rythme régulier. Heureusement, certains facteurs nous ont avantagés. Le marché du brut était solide l’année dernière, les prix ont donc été très fermes et cela nous a vraiment aidés à redémarrer. Malgré toutes les difficultés, nous avons atteint nos objectifs de revenus en 2021.
Vous avez déclaré que vous vouliez prolonger la durée de vie de la mine. Comment prévoyez-vous de procéder ?
Les beaux jours d’Ekati sont derrière nous en termes de qualité des corps de minerai. Les premières années, lorsque BHP détenait la mine, les corps de minerai étaient très riches et très proches de l’infrastructure centrale, c’est-à-dire de l’usine de transformation. Les frais de fonctionnement étaient donc très bas et les revenus très élevés. À l’époque, la mine était très rentable.
Au fil du temps, ce minerai s’est épuisé et nous traitons aujourd’hui des corps de minerai de faible valeur, plus éloignés de l’usine. Notre principal puits ouvert, Sable, est situé à 17 km au nord de l’usine de transformation. Il s’agit d’un minerai à faible revenu, subordonné à des coûts supplémentaires de transport et de logistique nécessaires pour apporter le minerai du puits ouvert jusqu’à l’usine de transformation. Puis, au sud, nous avons la mine souterraine Misery, un minerai à forts revenus qui est désormais exploité en souterrain, l’extraction se fait donc à un rythme plus lent. Elle est également située à 25 km au sud de l’usine de transformation. Une fois de plus, cela signifie que nous devons transporter le minerai jusqu’à l’usine.
Ce qui nous attend à l’avenir, puisque ces minerais arrivent en fin de vie naturelle, Sable en particulier, c’est l’absence d’une valeur suffisante pour permettre une extraction souterraine traditionnelle. Par conséquent, nos missions au cours des quatre dernières années – ce sur quoi j’ai travaillé – ont consisté à chercher des alternatives plus créatives pour exploiter ces minerais et continuer à extraire de façon rentable.
Nous avons abouti à un système, appelé extraction à distance immergée. Pour faire simple, nous inondons le puits et, une fois que l’extraction à puits ouvert est terminée, nous continuons d’extraire sous l’eau à l’aide d’engins spécialisés pour l’extraction en surface et sous l’eau que nous avons développés en coordination avec une société néerlandaise appelée Royal IHC. Nous sommes convaincus que cela va fonctionner. Tout l’intérêt de ce procédé tient au fait que l’on n’extrait que le minerai et non les déchets. En revanche, avec l’extraction traditionnelle, vous devez extraire de grandes quantités de déchets. À Sable, nous extrayons sept fois plus de déchets que de minerai. Si on supprime toute cette partie de l’extraction, les coûts baissent soudain de façon considérable et l’opération redevient rentable. C’est ainsi que nous allons procéder à l’avenir.
Nous avons conçu tout l’équipement et nous allons construire le premier cette année. Nous procéderons ensuite à un gros essai de production en 2024. Nous construisons l’équipement cette année, puis en 2023 et 2024, nous le testerons et le mettrons en place en 2024 pour l’extraction à Sable et nous l’appliquerons ensuite à d’autres minerais. L’avenir d’Ekati passe par l’extraction à distance immergée, ce qui n’a jamais été fait dans ce type de structure. Nous sommes à la pointe des techniques minières novatrices.
En supposant que tout cela porte ses fruits, de combien la vie de la mine sera-t-elle prolongée ?
Au départ, la première phase nous emmènera en 2029. Actuellement, nous développons une nouvelle mine à puits ouvert traditionnelle en parallèle. Celle-ci sera opérationnelle jusqu’en 2028. Nous avons également la possibilité de prolonger la durée de vie de Point Lake grâce à l’extraction à distance immergée. Ce corps de minerai contient 50 millions de tonnes de kimberlite. Par conséquent, si l’extraction à distance immergée fonctionne, nous profiterons de 10 ans supplémentaires d’extraction. Nous avons ensuite un autre corps de minerai qui a été exploité par BHP, appelé Fox, et qui comporte encore 40 millions de tonnes de kimberlite. Nous avons procédé à des études afin de pouvoir le développer, avec une extraction souterraine traditionnelle, et les résultats ne sont pas à la hauteur de nos attentes. Nous pourrions donc alors nous intéresser aussi à l’extraction immergée, ce qui rajouterait 10 années supplémentaires de durée de vie. Il nous reste donc des dizaines d’années d’extension de durée de vie des mines mais il faut d’abord que le système fasse ses preuves.
Vous vous êtes dit convaincu que le système fonctionnerait.
Oui. J’ai toute confiance en celui-ci. Les éléments technologiques sont régulièrement utilisés dans d’autres domaines, dans des opérations traditionnelles de dragage partout dans le monde. Nous associons le tout en un système qui n’a encore jamais été employé dans une telle situation. Et rien n’est sûr à 100 %. Mais toute cette technologie a été éprouvée.
Les propriétaires ont été très coopératifs et très ouverts au moment de financer le développement de notre procédé d’extraction à distance immergé. Nous disposons maintenant d’une opération stable et notre objectif immédiat est de rembourser nos dettes. Nous avons déjà commencé cette année. Nos revenus ont été satisfaisants et nous avons déjà remboursé une bonne partie de cet endettement.
Des craintes ont été soulevées à propos des conséquences de l’extraction immergée sur l’environnement. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
En réalité, ce procédé est beaucoup plus écologique que l’extraction à puits ouvert. Cela tient au fait, premièrement, que vous n’avez pas de grosses quantités de résidus. Par conséquent, l’impact environnemental des déchets disparaît (perturbation de la migration des caribous ou modification des paysages). On passe par un système hydraulique fermé, toute l’eau présente dans la mine est dirigée vers un bassin voisin de la mine à puits ouvert, où nous placerons les matières sédimentaires. Il s’agira d’un système fermé. L’eau qui aurait été perturbée ou polluée d’une quelconque façon ne pourra pas ressortir dans l’environnement secondaire. Ce système est tout à fait contenu et affiche un très faible impact sur l’environnement.
L’engin a été imaginé pour que tous les fluides hydrauliques en son sein soient biodégradables. Je vous mentirais si je vous disais que nous n’allons pas percer des tuyaux hydrauliques de temps à autre. Nous aurons des déversements d’huiles l’hydrauliques mais celles-ci sont biodégradables de par leur conception et elles ne contamineront pas l’eau de manière substantielle. L’impact environnemental est donc bien plus faible et c’est un point positif pour le projet.
Quelle a été la réaction de la communauté locale au redémarrage d’Ekati ?
Nos partenaires du Nord sont tout à fait soulagés que nous relancions la production. Nous proposons de nombreuses opportunités de formation et de travail pour les populations du Nord. Ils ont été très soulagés que nous réussissions la procédure CCAA, que nous embauchions tout un groupe de nouvelles personnes et que nos programmes de formation, d’apprentissage et de leadership redémarrent. Nous avons conclu des partenariats avec les groupes indigènes locaux et les communautés. Ils nous ont aussi beaucoup aidés, tout comme le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest. Tout cela est très positif, après une période difficile de 10 mois pendant laquelle la production a été arrêtée.
Vous ne disposez plus de votre participation de 40 % dans la mine Diavik, puisque Rio Tinto l’a rachetée. En quoi cela vous affecte-t-il ?
Dans la pratique, nous ne sommes pas véritablement impactés, puisque nous étions un partenaire essentiellement passif. Rio Tinto exploitait la mine et nous participions simplement aux réunions trimestrielles du comité de gestion. Cela n’a aucun effet sur notre personnel, puisqu’aucun de nos employés ne travaillait à Diavik.
En revanche, cette situation a des conséquences sur l’assortiment de produits que nous mettons sur le marché. Nous recevions une grosse production d’Ekati, complétée par une production assez importante de Diavik, ce qui nous offrait davantage de carats et de volumes à vendre sur le marché du brut et nous assurait plusieurs possibilités pour les assortiments de produits destinés à nos clients. Nous avons un peu perdu en flexibilité lorsqu’il s’agit de répondre aux besoins précis de nos clients dans les assortiments de produits.
Mais les productions d’Ekati et Diavik sont assez similaires. L’impact n’a donc pas été trop important. Simplement, nos volumes de diamants à vendre sont désormais plus faibles.
Votre société a été renommée Arctic, un nom probablement plus percutant d’un point de vue marketing, qui symbolise le Canada. Pensez-vous vous impliquer davantage dans le marketing de votre produit ?
Nous savons que nous sommes des producteurs de diamants et nous nous concentrons sur cette activité. Par ailleurs, nous sommes un membre actif du Natural Diamond Council. Nous y participons activement et nous contribuons à cette initiative grâce à nos frais d’adhésion. Nous pensons que le Natural Diamond Council effectue un formidable travail de promotion des diamants naturels. Nous savons que pour commercialiser convenablement un produit de luxe comme les diamants, il faut un gros budget et ce n’est pas notre positionnement. Nous tous, producteurs, sommes plus puissants ensemble que chacun séparément.
De nombreux producteurs s’intéressent à la certification de l’origine. Allez-vous avancer dans ce sens ?
Une partie de nos diamants sont vendus dans le cadre du programme Canadamark. Ce sont généralement des marchandises de qualité supérieure. Il nous semble qu’il s’agit d’un point de vue important, car les nouvelles générations de consommateurs se préoccupent beaucoup plus de l’origine des produits qu’ils achètent et veulent s’assurer qu’ils ont été fabriqués de manière durable. Je pense que les diamants d’origine canadienne sont très prisés par la génération Y qui sait que le Canada applique des directives environnementales et socio-économiques strictes et que notre gestion des mines suit les règles les plus rigoureuses. Cela ne veut pas dire qu’un diamant provenant d’Afrique n’a pas été produit de façon éthique car les grandes mines africaines sont gérées conformément aux plus hautes normes internationales. Certains s’imaginent toujours que toute ces pierres africaines sont des diamants du conflit alors qu’en réalité, la très grande majorité des diamants issus d’Afrique sont produits de manière très éthique. Mais le Canada est attractif de par sa marque.
Il se dit que de nouvelles usines pourraient ouvrir au Canada. Cela a déjà été tenté mais sans succès. Pensez-vous que la taille canadienne ait un avenir ?
Je pense qu’il sera toujours très difficile de fabriquer des diamants au Canada, en particulier dans le Nord. Nous sommes en concurrence avec l’Inde et l’Inde a réalisé un travail exceptionnel pour capter cette part de la chaîne d’approvisionnement des diamants. Ils sont imbattables en matière de coûts et ils disposent d’un personnel incroyablement qualifié pour tailler les diamants.
Il est admirable de voir que certains essaient, car plus nous sommes capables de capter des opportunités commerciales au Canada, mieux c’est. Mais cela me paraît difficile.
Pensez-vous que les prix du brut vont se maintenir ?
Pour le moment, tous les professionnels du secteur pensent que les prix du brut resteront forts à court ou moyen terme. Évidemment, il est très difficile de prévoir à plus long terme. L’offre a été impactée par la Covid-19. L’approvisionnement de diamants bruts est donc plus faible que prévu. La demande est incroyablement forte, alimentée principalement par les États-Unis et la Chine. La demande a vraiment été très importante et le retail aurait connu de très bonnes ventes pendant les fêtes. À court terme, je pense que les facteurs macro-économiques sont très favorables pour notre industrie, et pour les prix du brut.