Entre le brut et la vente au détail

Avi Krawitz

Pour les accros des actualités, la semaine dernière a été relativement passionnante. Et pour une fois, ce n’est pas la De Beers qui a fait les gros titres. BHP Billiton a désormais tiré un trait sur les diamants en cédant la mine Ekati au Canada à Harry Winston pour 500 millions de dollars ; plus à l’ouest, Alrosa a conclu un contrat de deux ans pour la fourniture de brut à Chow Tai Fook.[:]

Notons que les principaux bénéficiaires ont été deux détaillants, qui ont progressé dans la sphère du brut. Ces accords n’ont surpris personne, mais tous deux ont servi à fortifier les parties concernées.

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D’un point de vue géopolitique, le rapprochement Russie-Chine dans le secteur est intéressant et on se demande pourquoi il a fallu si longtemps à Alrosa pour s’implanter en Extrême-Orient. Ces dernières années, la société a fidélisé sa clientèle et la transaction de cette semaine marque sa première incursion chez un client installé en Chine, faisant cesser ses ventes basées sur les transactions au comptant. La société minière dispose maintenant de 35 clients de ce type, généralement originaires de Russie, d’Inde, d’Israël et de Belgique et il semblerait qu’un seul d’entre eux soit détaillant.

L’aspect majeur reste peut-être la force de son nouveau client, au vu des mauvaises conditions du marché. Alrosa a déjà limité son offre ces six derniers mois, même en vendant à nouveau à Gokhran, et doit être à l’affût d’acheteurs volontaires et capables.

Pour sa part, Chow Tai Fook semble être à la recherche de brut et d’un avantage concurrentiel sur les fabricants puisqu’elle est en quête des meilleures marchandises. La société hongkongaise, considérée comme le plus grand joaillier au monde avec plus de 1 600 points de vente à travers la grande Chine, s’est classée parmi les premiers acheteurs de brut. En plus de l’offre renouvelée d’Alrosa, la société dispose de trois sights de la De Beers à Londres, au Botswana et en Afrique du Sud et elle est également diamantaire sélectionné de Rio Tinto.

À titre d’illustration, la valeur du stock des matières premières de Chow Tai Fook pour les bijoux sertis a atteint 953 millions de dollars (7,39 milliards HKD) au 31 mars 2012, contre 384 millions de dollars (2,97 milliards HKD) un an plus tôt. Pour l’exercice 2012, près de 46 % du taillé utilisé dans ses bijoux était fabriqué en interne, dans ses deux usines en Afrique du Sud ou dans sa structure de Shunde, en Chine.

Nous avons déjà noté ici la tendance croissante des détaillants à acheter plus de brut. Aujourd’hui, Tiffany & Co., Graff Diamonds, Gitanjali Gems et Chow Sang Sang se classent parmi les plus grands sighthloders de la De Beers ; il semble aussi que Chow Tai Fook en prenne la tête.

Leurs marges sur le brut peuvent dépasser celles de leurs homologues du secteur de la fabrication, compte tenu des avantages de coût liés à leur forte présence dans la filière et du fait que leurs marques obtiennent de meilleurs prix dans la vente au détail. Du point de vue d’un minier, les détaillants se plaignent probablement un peu moins que leurs autres clients, et il se pourrait bien que la capacité des détaillants à acheter du brut ait contribué à soutenir les prix l’année dernière.

Il est donc intéressant qu’un détaillant devienne minier à part entière.

Si les classements ont un quelconque intérêt, sachez que l’achat d’Ekati par Harry Winston en a fait le troisième minier de diamants au monde en valeur et le quatrième en volume. En ajoutant Ekati à sa part de 40 % dans la mine Diavik, Harry Winston aurait eu une production totale d’environ 4,7 millions de carats en 2011 ; les ventes de brut auraient dépassé 1,2 milliard de dollars. La somme est considérable, sauf si on la compare à ses niveaux de revenus habituels. Ekati apporte sa production, d’une valeur nettement supérieure, à la gamme Harry Winston.

Les analystes de RBC Capital Markets ont remarqué que le prix payé pour la mine se plaçait dans la fourchette très basse des prévisions. Le marché du brut, actuellement morose, a sans doute offert à Harry Winston un certain pouvoir de négociation.

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Pourtant, cela implique des risques. Même si Diavik est exploitée par Rio Tinto, qui détient les 60 % restants, Harry Winston sera en charge de la gestion. Ekati a également une durée de vie limitée et son exploitation future peut nécessiter d’importants investissements en capital. Dans des prévisions prudentes, les analystes de RBC laissent encore cinq ans à Ekati, avec toutefois quelques options d’extension « décentes ».

« En matière d’exploitation minière, cette acquisition est positive pour Harry Winston ; elle devrait, selon nous, assurer une activité satisfaisante, générer des liquidités et constituer un actif probablement bénéfique [en valeur actualisée nette (VAN)] pour sa participation actuelle dans la mine Diavik. Les investisseurs axés sur les marques de luxe risquent toutefois d’être moins enthousiastes », a écrit RBC, ajoutant que ces derniers sont probablement responsables de la chute de 2,5 % en valeur de la part de la société mardi, après l’annonce de l’accord.

En effet, tous les regards sont maintenant tournés vers le segment du luxe d’Harry Winston, surtout après les rumeurs du mois dernier selon lesquelles l’entreprise était en pourparlers pour céder ses activités de détail. Harry Winston a confirmé avoir reçu diverses marques d’intérêt en ce sens, mais a souligné ne pas avoir donné suite. Elle a ensuite relevé sa facilité de crédit à 300 millions de dollars pour le segment du luxe.

L’avenir dira si un joaillier peut aussi assurer des activités d’exploitation importantes. Malgré ses racines ancrées dans le secteur minier (après qu’Aber Resources a retrouvé Diavik dans les années 90), la société a acheté le nom emblématique Harry Winston, dans une tentative pour comprendre les prix du taillé et mieux évaluer le brut.

Philosophies mises à part, le segment du luxe est devenu une vache à lait pour la société, avec environ 55 % du total des ventes ; ses marges sont bien supérieures à celles du secteur minier. RBC estime que cette division pourrait s’offrir un premium substantiel, allant bien au-delà du milliard de dollars.

Harry Winston applique toutefois un modèle commercial bien différent de celui de Chow Tai Fook. Son approvisionnement en brut s’affiche plus comme un mécanisme de référence des prix que comme un outil pour améliorer ses marges de détail. Détaillant de luxe sur un marché de niche, il ne lui faut pas autant de brut qu’un joaillier du marché de masse. Les deux segments ne sont donc pas aussi imbriqués que l’on pourrait penser.

Au contraire, la société semble miser sur un potentiel de hausse supérieur pour le brut. Si elle a hésité, le choix a clairement porté sur l’exploitation minière… en gardant peut-être un œil sur la participation de Rio Tinto à Diavik. Se désengager du segment du luxe peut ne pas paraître logique si l’on regarde l’entreprise seule, mais peut être nécessaire pour financer des ambitions minières.

Une telle démarche validerait également les prévisions positives sur les prix du brut à long terme… et encouragerait certainement les détaillants à se procurer plus de brut, à des prix qu’eux seuls peut-être peuvent se permettre de payer. Les transactions de cette semaine montrent un nouveau resserrement du marché, mettant en évidence la force de ses deux extrêmes. Nous voilà dans une situation gagnant-gagnant pour tout le monde, sauf peut-être pour ceux qui sont pris entre le brut et la vente au détail.

Source Rapaport

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