Quelle est la probabilité pour que, ces jours-ci, un consommateur américain achète un bijou en diamants fabriqué à partir de brut issu, par exemple, de l’Union soviétique de 1974 ? Ou de l’Angola de 1993 ? Ou de la Côte d’Ivoire de 1995 ? Selon Chaim Even-Zohar, la « mine personnelle » des Américains représente un stock d’environ 0,5 billion de dollars.[:]
Chaque année, une part de ce gigantesque stock trouve son chemin jusqu’au marché secondaire. Il est pourtant difficile de la chiffrer : les commerçants n’admettront qu’avec beaucoup de réticence que leurs marchandises contiennent des diamants d’occasion. Or, selon diverses estimations, les diamants remis en circulation représentent de 5 % à 20 % du chiffre d’affaires annuel ; la probabilité d’acheter un produit « ayant dépassé la date limite de vente » semble pourtant bien exister.
Dès lors, un citoyen américain, fortement attaché aux droits de l’homme, risque fort d’acheter un diamant taillé dans du brut issu, par exemple, de la mine Udachny en 1974. Pas de chance… L’année même de l’adoption par le Congrès américain de l’amendement Jackson-Vanik qui limitait le commerce avec les pays enfreignant les droits de l’homme, chose plus que certaine en Union soviétique. Ainsi, ce cristal de diamant a, pour ainsi dire, été lavé dans les larmes amères d’un Juif privé de son droit d’émigrer en Israël par le KGB. Quant à ceux provenant d’Angola ou de Côte d’Ivoire en période troublée, ils ont été baignés dans le sang des travailleurs. Alors, que feriez-vous si vous appreniez qu’à votre doigt ou votre oreille, se trouve un objet taché de sang et de larmes ?
Bien entendu, du point de vue légal, ces pierres ne peuvent pas être considérées comme des « diamants du conflit », « sales », « sanglantes », etc. car, dans ces années-là, le Kimberley Process n’existait pas et aucun texte n’avait été adopté. Et nous le savons, la loi n’est pas rétroactive. La loi, non, mais la morale ? L’année fait-elle une différence en matière de morale lorsque des personnes ont été tuées pour ce diamant, que ce soit en 1993 ou en 2003 ?
Évoquons la morale, un aspect abordé de façon très véhémente par Martin Rapaport dans son article, « Moral Clarity and the Diamond Industry » (L’industrie et la lucidité morale). Le texte, quelque peu original, pose un énoncé clair : le concept des « diamants du conflit » doit être élargi pour englober les questions de « morale » ou, si vous préférez, d’« éthique », en respectant évidemment les limites fixées par la Loi sur les minéraux de conflit et les recommandations de Jewelers of America et du Responsible Jewelry Council. Bien que l’article cite les diamants de Marange, l’auteur formule sans ambiguïté le principe général suivant : « l’achat ou la vente, aux États-Unis, de diamants de Marange ou autres impliqués dans des violations des droits de l’homme, présentent un danger grave et immédiat pour le marché américain et pour les entreprises et les marques qui vendent des diamants. »
Principe indéniable. Surtout quand on considère que la majeure partie du stock, qui appartient à la population américaine, s’est constituée au XXe siècle suite à une extraction en Afrique du Sud dominée, comme on le sait, par le régime de l’apartheid, en Union soviétique, l’« empire du mal », et dans les pays africains plongés dans la guerre civile depuis des décennies. Étonnons-nous de voir les propriétaires d’un tel cauchemar dormir en paix, après avoir lu « Moral Clarity and the Diamond Industry ».
D’après Martin Rapaport, la morale semble avoir des limites temporelles claires. Le taillé fabriqué à partir de brut fourni par des rebelles angolais au milieu des années 90 est libre de circuler, au contraire de celui fabriqué à partir de brut extrait à Marange en 2013. Ce « caractère moral des interdictions » apparaît comme l’avancée la plus importante en matière d’éthique depuis Spinoza et Kant. Rendons hommage à Martin Rapaport, car il la met en pratique avec succès.
Il y a à peine six ans, dans un article intitulé : « Ethical Nightmares: Global Witness Leads NGOs on Campaign Against Artisanal Diggers » (Cauchemars éthiques : Global Witness dirige les ONG dans une campagne contre les miniers artisanaux), Martin Rapaport critiquait Global Witness pour sa tentative d’élargissement de l’interprétation du concept des « diamants du conflit » ; l’organisation tentait de faire le lien avec les infractions des droits de l’homme et en particulier le travail des enfants. Martin Rapaport soulignait à juste titre l’inanité de vouloir appliquer des normes éthiques occidentales en Afrique : « Peut-on qualifier ce qui est « bon » ou « mauvais » pour l’Afrique de l’Ouest ? Peut-on appliquer les normes occidentales à ce continent ? Abordons un sujet aussi élémentaire que le travail des enfants. Si l’espérance de vie d’un Sierra-Léonais est de 38 ans, quelle est la maturité d’une personne de 15 ans vivant dans ce pays ? Quand il n’y a ni école ni nourriture, que fait-on à 15 ans ? On meurt de faim et on laisse sa famille mourir de faim ou on travaille ? »
Où est la vérité ? À quel moment Martin Rapaport s’en est-il le plus approché ? Il y a six ans ou aujourd’hui ? Quand il a écrit « Ethical Nightmares… » ou quand il a publié « Moral Clarity… » ? Selon nous, à chaque fois… malheureusement. Et même si cette affirmation doit nuire définitivement à la puissance de raisonnement de certains adeptes de la logique aristotélicienne, nous devons insister. En Russie, la génération de Martin Rapaport connaît bien l’euphémisme « osciller avec la Ligne du Parti », à savoir être attentif aux tendances fixées par un leader politique. Ce credo éthique garantissait une carrière ; son adepte avait forcément raison de retourner sa veste de temps à autre.
Martin Rapaport avait parfaitement raison il y a six ans lorsqu’il soulignait l’inanité des normes occidentales des droits de l’homme appliquées à l’Afrique ; elles sont impossibles à mettre en œuvre dans un pays de ce continent, c’est incontestable. Pourtant, il a encore une fois tout à fait raison, il faut entendre ces demandes. L’Afrique plonge à toute allure dans les turbulences politiques. Nous l’avions prédit il y a quelques années ; aujourd’hui, il suffit de lire les communiqués de presse pour se convaincre que ces prévisions étaient justes. Le processus est planifié et contrôlé, il fait partie du mécanisme de reprise qui suit la crise économique mondiale. Pour qu’il fonctionne, il convient de bloquer (ou de menacer de bloquer) l’apport en matières premières essentielles provenant des pays africains déchirés par les conflits, dont la liste préliminaire figure dans la Loi sur les minéraux de conflit, laquelle devrait être encore complétée. Cette menace de limitation des approvisionnements est un moteur indispensable pour les prix des matières premières, dont l’essor est, à son tour, nécessaire pour éviter les liquidités injectées par la FRS et la BCE au titre de programmes « d’assouplissement quantitatif ».
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La principale conclusion des réflexions de Martin Rapaport sur les questions d’éthique porte sur les prix : « La nécessité évidente de séparer les bons diamants des mauvais permettrait de créer une catégorie différenciée, assortie d’un argumentaire de vente unique. Nous pouvons améliorer la valeur des diamants génériques légitimes en certifiant leur source éthique ; leur validité sera alors soulignée et intégrée dans le marketing. Un diamant issu d’une chaîne d’approvisionnement légitime et documentée vaut plus qu’un diamant de source inconnue. Nous devons insister là-dessus. »
La thèse est brillante. Ainsi, les limites de la morale ne sont pas uniquement temporelles, elles sont aussi tarifaires. Mais ce n’est pas nouveau, la vente des indulgences procurait autrefois des revenus importants à l’Église catholique. Le souhait de convertir les « droits de l’homme » en bénéfices tout à fait tangibles montre tout simplement que Martin Rapaport a bien compris la tendance politique actuelle. Son esprit vif et ses innovations pionnières sur le marché sont connus de tous dans le secteur et il a souvent prouvé sa capacité à être en avance sur son époque. Contrairement à « Eli Izhakoff et sa clique du WDC ». Mais il n’y a rien à craindre, la certitude se renforce chaque jour, le WDC devrait partager le point de vue de Martin Rapaport car de plus en plus de pays sombrent dans le conflit en Afrique centrale et occidentale.
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« La principale conclusion des réflexions de Martin Rapaport sur les questions d’éthique porte sur les prix : La nécessité évidente de séparer les bons diamants des mauvais permettrait de créer une catégorie différenciée, assortie d’un argumentaire de vente unique.«
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En termes de logique et d’éthique, on peut contester à l’infini l’idée de lier les droits de l’homme en Afrique aux « minéraux de conflit » en général et aux diamants en particulier. Mais dans quel but ? Le problème semble être résolu et l’AFRICOM des États-Unis n’a certainement pas été créée pour participer à de telles discussions. Après tout, les « droits de l’homme » sont une invention relativement récente ; certaines constantes morales ont été éprouvées au fil du temps et formulées par des humanistes reconnus dès la naissance du marché du diamant :
« Quoi qu’il arrive, pour les miens
La mitrailleuse Maxim, pour eux, rien. »
Hilaire Belloc. The Modern Traveller (1898).
« Whatever happens we have got
The Maxim Gun, and they have not. »