L’invasion de l’Ukraine par la Russie modifie la dynamique de gouvernance de l’industrie diamantaire. Le dernier événement d’une telle ampleur était intervenu après le 11 septembre, lorsque le congrès américain a adopté le Patriot Act, en octobre 2001. Les principes fondamentaux des entreprises internationales ont dû changer, y compris dans l’industrie des bijoux et des diamants. C’est ainsi qu’est né le Kimberley Process en 2003, suivi par le Responsible Jewellery Council en 2005. La conformité bancaire est devenue plus stricte, avec des procédures KYC sérieuses et l’élimination quasi-totale des transactions en espèces.
Brusquement, chacun a dû apprendre à connaître son client et personne ne voulait plus entendre que vous étiez un très bon client d’une banque suisse avec un compte intraçable. Mais l’industrie diamantaire semblait avoir atteint un certain équilibre ces dernières années. Le KP et le KYC sont désormais entrés dans le quotidien et les diamants synthétiques sont même sortis de l’ombre, devenant un produit légitime, cité dans le domaine des diamants et des bijoux. La crise du coronavirus aura eu des avantages considérables pour l’industrie. La prospérité et une satisfaction relative régnaient jusqu’au 24 février 2022 lorsque l’enfer s’est déchaîné sur les anciennes terres de Staline et des tsars.
La grande division
Après le tournant des actes terroristes perturbateurs du 11 septembre, orchestrés par Oussama ben Laden, Vladimir Poutine a créé l’événement perturbateur de la Russie impérialiste. Pour l’heure, après presque deux mois d’attaques amorales par la Russie, le brouillard de la guerre semble se dissiper et nous pouvons commencer à identifier les nouvelles forces qui redéfiniront l’équilibre de l’industrie diamantaire. En prenant un peu de recul pour trouver une perspective mondiale, nous observons une grande division se dessiner dans l’industrie des diamants et des bijoux.
D’un côté, il y a ceux qui n’ont plus de dilemme russe. Les diamants russes sont loin d’être au cœur de l’activité de Signet, LVMH, Cartier ou d’autres entreprises de bijoux. Les membres de ce groupe, qui rassemble également de nombreux fabricants, ont bien compris les dégâts qui pourraient être infligés à leur entreprise sous l’effet des législateurs et d’une réputation mise à mal. Ainsi, même si plusieurs membres ont subi des pertes limitées, le groupe qui a refusé le dilemme russe a coupé tous les liens avec les sociétés de diamants russes et avec la Russie en général.
De l’autre côté de cette grande division figurent toutes les entreprises dont le cœur d’activité dépend d’un approvisionnement en diamants russes. Ce groupe du dilemme russe a beaucoup à perdre s’il subit toutes les sanctions sur les diamants russes. Pour certains, il existe même un risque que leur entreprise familiale de toute une vie cesse d’exister.
Le dilemme du prisonnier
Le dilemme du prisonnier est une expérience de réflexion qui a été mise au point par le mathématicien américain A. W. Tucker dans les années 50. Il simulait une situation dans laquelle deux amis criminels étaient arrêtés et enfermés dans des cellules séparées. Un détective malin proposait à chacun la liberté immédiate s’il accusait et trahissait son ami, qui serait alors condamné à une peine très grave. Par ailleurs, si les deux prisonniers refusaient de coopérer et avouaient, tous deux connaîtraient une condamnation très légère. Chacun des prisonniers était confronté au dilemme de faire confiance à son ami ou de le trahir. Ce dilemme montre comment des personnes rationnelles n’optent souvent pas pour la décision la plus évidente, allant dans leur intérêt, lorsqu’elles sont mises en difficulté par le fait de devoir choisir entre coopérer et faire confiance. Le modèle du dilemme du prisonnier, utilisé dans l’analyse économique et politique, pourrait nous aider à mieux comprendre la situation actuelle de l’industrie des diamants et des bijoux et à envisager d’autres scénarios et solutions possibles.
Le groupe du dilemme russe
Si l’on se penche de plus près sur le groupe du dilemme russe, nous voyons qu’il rassemble les principaux centres de négoce, la plupart des fabricants privés et même la mine diamantaire Catoca en Angola (ALROSA détient 32,8 % de ses parts).
Les quatre principaux centres de négoce – Anvers, Dubaï, Tel-Aviv et Mumbai – subissent de fortes pressions pour cesser toutes transactions avec les diamants russes. Mais si l’un des quatre rompt ses liens avec la Russie, il risque de perdre, pendant plusieurs générations, sa part du marché russe au profit de ceux qui lui resteront fidèles. La meilleure solution, comme dans le dilemme du prisonnier, est simplement de faire confiance et de coopérer. Si tous les centres de négoce décidaient ensemble d’accepter les sanctions sur la Russie, le risque disparaîtrait.
Chirag Shah, fondateur et directeur général d’Anita Diamonds, société installée à Anvers et grand fabricant et négociant de diamants, spécialisée dans des grosseurs exclusives, a déclaré : « Il ne serait pas juste de sanctionner uniquement le centre d’Anvers. Ces dernières années, Anvers a déjà subi de grosses pertes de parts de marché. Sans une véritable solution internationale, l’unique résultat sera de punir les négociants d’Anvers, et personne d’autre. »
De nombreux négociants de diamants avec qui je me suis entretenu ont repris les mots de M. Shah. Celui-ci n’achète pas directement en Russie mais il est installé à Anvers et, comme tous ses collègues, il ne veut pas voir sa ville souffrir.
Quant aux fabricants privés qui sont toujours clients d’ALROSA, ce sont eux qui se trouvent dans la position la plus sensible et sont confrontés au dilemme le plus difficile. Leur savoir-faire et leurs patrimoines familiaux ont été bâtis pendant des générations de dur labeur. Les sociétés publiques mettent en jeu des capitaux principalement publics et lorsque les législateurs et les politiciens choisissent un camp, ils ne risquent pas de perdre une entreprise familiale.
Lorsqu’un fabricant privé décide de rompre ses relations avec les Russes, il encourt une perte d’investissement immédiate et risque de faire perdre leur emploi à certains de ses amis les plus proches et des membres de sa famille. Mais l’équité n’est pas la plus haute priorité en temps de guerre. Si certains fabricants privés décident d’agir individuellement et sans union internationale, ils risquent de perdre leur cœur d’activité au profit d’autres personnes, tout comme les centres de négoce.
Le modèle initial du dilemme du prisonnier concerne deux amis confrontés à cette situation. Or, la vie réelle n’est pas un modèle mathématique exact. Même s’ils partagent un grand nombre d’intérêts communs sur le plan international, au quotidien, les centres de négoce et les fabricants sont aussi des concurrents commerciaux acharnés. Il est alors bien plus difficile de s’unir et de coopérer, même si cela serait dans leur meilleur intérêt.
La possible révolution du pays d’origine des diamants taillés
Toutes les organisations internationales de diamants et de bijoux (le KP, le RJC, etc.) n’ont jusqu’à présent pas réussi à engager l’étape rationnelle de la confiance et de la coopération internationale. Elles sont toujours présentes mais, en termes de dilemme russe, la grande division les a en réalité transformées en organismes inutiles. Toutefois, une entité majeure obtient des résultats et commence à faire naître un changement global concret. Il s’agit de l’administration américaine qui, armée des outils produits à l’issue du 11 septembre, est en train de transformer l’industrie diamantaire comme personne auparavant.
Pour la toute première fois au cours des semaines passées, des envois de diamants taillés ont été bloqués par les douanes belges et israéliennes car la déclaration du pays d’origine n’apparaissait pas sur la facture d’exportation. Les envois ne venaient pas de Russie, mais il s’agissait d’exportations de taillé de Belgique vers Israël et vice versa. Les envois ont été dédouanés dès que les informations sur le pays d’origine ont été complétées sur les factures d’exportation. Mais ce réveil des autorités douanières a un sens et il ne s’agit pas uniquement de paperasse bureaucratique.
Il n’existe aucune technologie capable d’identifier le pays d’origine de diamants taillés, sans un suivi depuis la source. Mais lorsqu’une enquête a été lancée sur l’un des fabricants qui ne respectaient pas les sanctions russes internationales (pour autant qu’elles aient été vraiment mises en place), il s’est révélé difficile de prouver son innocence. Les diamants taillés sont issus de pierres brutes, lesquelles doivent être assorties d’une facture associée à un certificat du Kimberley Process.
En conclusion, les actions de l’administration américaine produisent des résultats concrets. Leur outil le plus puissant, la conformité bancaire, et la menace faites aux banques d’une expulsion du système SWIFT se révèlent être un véritable levier. Les nouvelles réglementations douanières et la conformité bancaire qui leur est associée piègent les diamantaires dans un dilemme du prisonnier concret et difficile. Certains abandonnent déjà. D’après une source fiable, au moins une société israélienne qui achetait régulièrement des diamants russes a décidé d’informer prochainement ALROSA de sa décision de cesser ses achats.
Tous les clients réguliers d’ALROSA ont vécu des années de luttes commerciales, avec une surveillance de leur direction et des investissements risqués. Personne ne veut donc abandonner une relation commerciale aussi précieuse. Mais l’administration américaine parvient à faire ce que le KP, le RJC, le WDC et les autres organisations de l’industrie n’ont jamais réussi. Il est tout à fait possible que nous assistions à l’aube de la révolution du pays d’origine pour les diamants taillés.
OPINION par Erez Jacob Rivlin, analyste du marché diamantaire et consultant en extraction de diamants. Ancien conseiller du gouvernement russe (ministre Bychkov) sur les questions des diamants et du président angolais Jose Eduardo dos Santos.