Dans la deuxième partie de notre entretien de départ avec Bruce Cleaver, PDG de De Beers, celui-ci revient sur les grands moments de son mandat, de l’implosion de Nirav Modi à la pandémie de Covid-19, en passant par l’arrivée toujours controversée de Lightbox, la marque de diamants synthétiques de De Beers.
Revenons à 2016, l’année où vous êtes devenu PDG. Avant cela, nous avions assisté à une certaine rupture dans les relations entre De Beers et ses clients. Dès le départ, vous avez dit que vous vouliez travailler à les reconstruire.
C’est l’une des choses que j’ai aimées pendant cette période. Il me semble que nos relations avec les clients et toutes les parties prenantes sont bien meilleures qu’en 2016.
L’année 2018 a démarré avec le scandale de Nirav Modi. Beaucoup pensaient que cela nuirait à la réputation de l’industrie face aux banques et la pousserait dans la crise. Avez-vous des réflexions à ce sujet ?
Je voudrais dire une chose : même si vous faites tout pour prévoir l’avenir, il y a des aspects de l’industrie diamantaire que vous ne pouvez tout simplement pas prédire. Et en plus, la démonétisation est apparue en Inde un beau jour, sortie de nulle part.
Chez De Beers, nous conservons des registres des risques, dans lesquels nous inscrivons tous les risques imaginables et nous chargeons certaines personnes de prévoir des stratégies au cas où ceux-ci se produiraient. Bien entendu, la pandémie ne figurait pas sur cette liste, pas plus que M. Modi ou la guerre en Ukraine.
Il y a des choses que nous n’aurions pas pu prévoir, qui vous obligent à changer le cours des affaires et à passer beaucoup de temps à discuter avec les principales parties prenantes. Si on s’était parlé en 2016, j’aurais sous-estimé cette possibilité et le temps et le travail qu’il faudrait pour les traiter. Nous vivons dans un monde extrêmement volatil, soumis au changement. Il y a là une leçon pour toutes les entreprises du monde diamantaire. Vous devez être prêt et préparé à vous montrer résilient. Vous devez tenter d’accueillir ce genre de choses car elles se produisent bel et bien.
En parlant d’inattendu : en 2018, De Beers a introduit Lightbox, une marque de diamants synthétiques. Était-elle déjà prévue avant votre arrivée et pourquoi avez-vous choisi cette période en particulier ?
C’est une très bonne question. Je pense que c’est un des points forts de mon mandat. Avec un peu de recul, nous avons toujours su chez De Beers que nous pouvions lancer une activité de pierres synthétiques. Car nous avons toujours eu la capacité de produire des pierres synthétiques de qualité.
Nous avons eu des discussions stratégiques très compliquées à propos de Lightbox, pour savoir si c’était la bonne chose à faire, et si nous le faisions, quel était le bon moment ?
Nous avons vu arriver sur ce marché des personnes qui ne présentaient pas les diamants synthétiques comme des produits différents des diamants naturels. Nous pensions avoir les capacités en termes de coût, étant donné notre histoire dans le secteur des diamants industriel, pour vendre des diamants synthétiques aux prix qui nous semblaient les plus appropriés – des prix conformes au secteur de la mode plutôt qu’au domaine du luxe. Et puis nous nous sommes torturé l’esprit longtemps pour savoir comment faire et à quel moment le faire. Nous avons dû investir très lourdement dans la production.
J’ai dû aller m’entretenir avec les présidents du Botswana, de la Namibie, de l’Afrique du Sud et de l’Angola. Nous voulions être sûrs que le lancement de cette activité ne leur posait pas de problème. Ils étaient d’accord et n’imaginaient pas que nous essayions de saper l’activité des diamants naturels. Une fois sur le point de nous lancer, nous avons beaucoup discuté du bon moment. Nous avons estimé que le salon JCK serait probablement la bonne occasion puisqu’il rassemble toute l’industrie. Nous étions inquiets que la production augmente sur le marché si nous attendions un an de plus et que les diamants synthétiques aient ainsi la possibilité d’être vendus à la façon de diamants naturels. Il nous a semblé important de créer notre propre offre.
Je dis souvent que c’est une des choses les plus effrayantes que j’aie jamais faites. Si nous avions lancé ce produit trop tôt, nous aurions risqué de légitimer toute une catégorie plus vite qu’il l’aurait fallu. Et si nous l’avions lancé trop tard et que l’opportunité nous glisse entre les doigts ? Nous avons probablement agi au bon moment. J’ai été surpris du développement très important de la production de diamants synthétiques ces 18 derniers mois. Mais je pense qu’il va accélérer la séparation entre les deux marchés.
Certains ont pensé que le tarif de 800 dollars par carat de Lightbox était une tentative pour faire baisser les prix.
Évidemment, le prix était un aspect important, parce que les consommateurs voulaient constater une forte différence de prix entre les articles de mode et les articles de luxe. Ce repère des 800 dollars par carat nous a paru être une limite très nette, qui nous permettait d’affirmer au client qu’il ne s’agissait pas d’articles de luxe mais de mode de qualité.
Le prix est un facteur important pour séparer ces deux marchés. Si l’on s’intéresse simplement à la hausse des prix des diamants naturels ces trois ou quatre dernières années et à la baisse des tarifs des diamants synthétiques – indépendamment des écarts récents dans le monde des diamants naturels –, les différences sont très significatives.
Pensez-vous que Lightbox ait incité davantage d’entreprises à entrer dans ce secteur ?
Pas vraiment. Il ne me semble pas que notre arrivée sur le marché en ait incité d’autres à nous suivre. Cela a peut-être accéléré certains lancements de quelques mois. Mais, connaissant ces personnes, et je parle à beaucoup de monde, je sais que cela aurait eu lieu de toute façon. Il était vraiment important que nous agissions de manière à établir la légitimité des diamants synthétiques, tout en les distinguant des diamants naturels. Je sais que 2018 n’était pas l’année la plus confortable mais je considère que c’était la bonne chose à faire.
On commence à voir certains acteurs qui quittent le secteur des diamants synthétiques. Et je trouve cela intéressant car les marges dont profitaient les diamants synthétiques – au moins dans le domaine du retail – vont très probablement commencer à baisser. C’est une progression naturelle. J’ai toujours dit que c’était comme les téléviseurs à écran plat. Lorsque les premiers sont sortis, ils étaient très chers et pas particulièrement de bonne qualité. Ils ont maintenant une qualité exceptionnelle et sont bien moins chers.
La fabrication des diamants se déplace vers l’Inde et la Chine. Rétrospectivement, aurait-il été plus logique d’établir votre usine là-bas plutôt qu’à Portland ?
C’est une bonne question. Je suis satisfait de nos décisions relatives à la production des diamants synthétiques neutres en carbone et nous travaillons pour que notre activité des diamants naturels aille elle aussi vers la neutralité carbone. L’énorme hausse de la capacité de production des diamants synthétiques en Chine et en Inde n’est pas très écologique et il est difficile de savoir si elle le deviendra.
Nous avons étudié des sites partout dans le monde avant de choisir l’Oregon. Bien entendu, le fait que l’Amérique soit notre principal marché nous aide pour la commercialisation.
Vous avez dit que vous vouliez que l’industrie considère les diamants synthétiques comme des articles de mode. Pourtant, on peut dire que la grande majorité des diamants synthétiques est vendue pour le bridal.
Les diamants synthétiques sont bien plus présents que ce que j’aurais pensé dans le secteur du bridal. Mais on constate toujours un développement assez important de l’activité des diamants naturels. J’en déduis que les ventes de diamants synthétiques dans le bridal ne cannibalisent pas celles des diamants naturels. Ces acheteurs sont des personnes qui ne se seraient jamais tournées vers les diamants naturels. Je ne suis pas sûr que le secteur des diamants naturels continuerait à se développer si chaque diamant synthétique de bridal cannibalisait un diamant naturel. Je n’ai pas suffisamment de données à ce sujet mais celles que j’ai vues suggèrent qu’il y a de moins en moins de cannibalisation. Nous effectuerons davantage de recherches à ce sujet cette année.
Des articles ont affirmé que lorsque vous avez annoncé Lightbox, certains tailleurs en Inde ont arrêté de travailler, convaincus que l’industrie n’avait pas d’avenir. Y aviez-vous pensé ?
Je savais que ce serait un chamboulement mais je n’ai pas réalisé à quel point. Nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour nous préparer, comme nous le ferions ordinairement. Mais nous avons réussi à nous lancer sans que la nouvelle fuite, ce qui est assez inhabituel dans le secteur des diamants.
Avec du recul, nous aurions probablement pu consacrer plus de temps au marché après l’annonce, pour expliquer notre démarche. Lorsque nous avons annoncé que nous allions entrer sur le marché des diamants synthétiques, les gens n’ont probablement pas vraiment écouté notre discours parce qu’ils avaient déjà tiré leurs propres conclusions. Il leur a fallu quelques jours pour digérer l’annonce.
Avez-vous d’autres réflexions à propos de Lightbox ?
La conclusion, c’est que De Beers est devenue bien plus innovante, bien plus préparée à prendre des risques que par le passé. Les discussions n’ont pas été simples avec le conseil d’administration d’Anglo American, le propriétaire majoritaire, mais ses membres se sont montrés très ouverts et compréhensifs face à ce que nous essayions de faire.
Cela fait partie du changement culturel que nous connaissons chez De Beers, pour que les gens réfléchissent davantage à l’innovation, fassent les choses différemment et soient prêts à prendre des risques. Tout ne fonctionne pas à chaque fois mais c’est un risque à prendre avec l’innovation. C’est la seule façon de développer une activité dans les années 2020. Nous avons réalisé beaucoup de progrès à cet égard.
Lorsque la Covid-19 a frappé, comment avez-vous géré cela ?
Je pourrais en parler pendant des heures. À de nombreux égards, c’était la meilleure des périodes et la pire à la fois.
La majeure partie de l’industrie n’a pas été informée du travail que nous faisions, en particulier au cours des 18 premiers mois de la Covid-19, parce qu’ils ne travaillent pas dans l’extraction minière. Nous avons fermé certaines mines au Botswana mais nous continuions à payer les gens car nous savions que la chose la plus importante pour rester en bonne santé est de pouvoir se nourrir. Nous avons fourni toutes les machines PCR au Botswana et en Namibie. Nous avons aidé à faire parvenir des vaccins dans ces pays. Nous leur avons aussi fourni tout l’équipement de protection individuelle.
Et nous l’avons fait dans une situation où la collaboration entre tout le personnel de De Beers et entre De Beers et Anglo American était à son plus haut niveau. Ce qui est assez drôle, lorsqu’une véritable crise se déclenche, c’est que les gens se rassemblent de manière tout à fait extraordinaire. Quand je réfléchis à la manière de diriger, je pense souvent à la façon d’amener les gens à travailler ensemble lorsqu’il n’y a pas de crise. Car c’est étonnant ce que l’on peut faire en cas de crise.
Pour moi, la plus grande tragédie a été que les gouvernements remisent des vaccins alors que certains ne pouvaient pas s’en procurer. Autour de moi, 79 personnes ont perdu la vie à cause de la Covid-19 : 78 dans l’hémisphère sud, la plupart de moins de 60 ans, et la plupart sans comorbidités. Je suis certain que si nous avions pu avoir des vaccins plus rapidement dans l’hémisphère sud, nous aurions eu moins de morts. Pendant l’hiver 2021, je recevais chaque jour un appel pour me dire que quelqu’un était mort de la Covid-19. Il y en avait beaucoup que je connaissais personnellement et chacun d’eux a vécu une histoire terrifiante.
Je donne souvent l’exemple de mon fils, qui avait alors 20 ans, et qui a reçu trois doses du vaccin avant que mes parents et mes beaux-parents de 85 ans n’en reçoivent une seule. Tout cela parce qu’il vivait à Londres, tandis que les autres vivaient au Cap. Je ne l’oublierai jamais. Je comprends pourquoi les gouvernements ont ressenti la nécessité de vacciner leurs propres populations en premier. Mais peut-être qu’une meilleure coordination entre le monde développé et le monde en développement aurait permis d’éviter beaucoup de tragédies.
Le début de la Covid-19 a été une période effrayante pour l’industrie.
Nous avions prévu de vendre à peu près 1,5 milliard de dollars au deuxième trimestre 2020. Nous avons vendu pour 57 millions de dollars. C’est une chose qui peut vous empêcher de dormir en tant que dirigeant. Heureusement, notre bilan était bien plus solide que pendant la crise de 2008.
Le rebond en 2021 a été incroyable. J’ai toujours pensé que nous nous relancerions mais je ne m’attendais pas ce que ce nouveau départ soit aussi fort.
Il faut se souvenir que même pendant les périodes les plus sombres, il y a toujours de la lumière au bout du tunnel. L’industrie diamantaire est un secteur cyclique. C’est une industrie qui, pendant les périodes sombres, aime beaucoup parler des raisons pour lesquelles les choses ne vont pas. Mais il y a toujours un revirement. Je conseille toujours aux gens de se montrer plus calmes lors des périodes difficiles, ainsi que pendant les périodes fastes, car les deux existent.
Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez ajouter ?
J’ai vécu une sacrée aventure. Cette période a été fascinante. Je pense que l’entreprise est dans une meilleure position aujourd’hui qu’il y a sept ans. Nous vivons une nouvelle période assez étrange mais je suis certain qu’avec l’ouverture de la Chine, nous constaterons bientôt un retour à la normale.
Je considère comme un privilège incroyable d’avoir effectué ce travail. J’y suis resté plus longtemps que je le pensais car cette activité est fabuleuse mais aussi assez épuisante. J’ai passé trois semaines sur quatre sur la route. Je suis très heureux de partir comme je l’ai choisi et d’avoir pu m’impliquer dans le choix de mon successeur. C’est une industrie fantastique. Et l’une de ses caractéristiques, c’est que vous ne vous y ennuyez jamais.