À l’heure où le parcours d’une pierre entre la mine et le marché gagne en importance, certains s’inquiètent de la faisabilité de cette opération pour tous les acteurs du monde diamantaire.
La traçabilité est désormais au centre des débats dans quasiment tous les secteurs de la chaîne d’approvisionnement de l’industrie de la bijouterie, étant donné l’intérêt croissant pour l’origine des marchandises.
Sur le marché des diamants, cette situation a provoqué un changement de paradigme.
Cette industrie, qui essayait auparavant de détourner la conversation des machines et du forage, de peur que l’on se désintéresse du charme du produit, parle désormais sans interruption des lieux où sont produits les diamants et du bien qu’ils font, tout en se reposant sur une technologie comme la Blockchain pour le prouver.
Pour beaucoup, l’idée d’une amélioration de la transparence dans la chaîne d’approvisionnement est en soi une bonne chose.
« Je pense que nous tous, et certainement tous ceux qui ont une once de conscience sociale, savons que nous devons nous assurer très attentivement que les diamants ne proviennent pas de sources néfastes », a expliqué Jeff Fischer.
Jeff Fischer est président de la société de fabrication Fischer Diamonds Inc. et, entre autres responsabilités, a été président de l’International Diamond Manufacturers Association (IDMA) et de la Diamond Manufacturers and Importers Association of America (DMIA).
Il a expliqué qu’un système avait été mis en place afin de créer un filet de sécurité autour de « la grande majorité des marchandises », pour s’assurer que ces marchandises – et uniquement celles-ci – transitent par son intermédiaire.
Ce système englobe des procédures visant à s’assurer que les diamants et l’extraction ne soient source d’aucun dommage et met en avant l’importance de la due diligence.
Mais ces aspects positifs ont aussi suscité des craintes sur de possibles conséquences inattendues de la traçabilité pour les petits acteurs du marché.
Les mineurs à petite échelle et la filière intermédiaire
Étant donné qu’un grand nombre de procédures et de systèmes créés pour la traçabilité comptent lourdement sur la technologie, des questions se posent quant à la capacité et la faisabilité de leur réalisation.
On estime qu’environ 20 % de l’offre mondiale de diamants proviennent de mineurs artisans et à petite échelle.
D’une part, la technologie pourrait offrir l’occasion à certains pays producteurs d’être mieux informés et d’accroître leur part de marché en participant à la révolution technologique, a expliqué Stéphane Fischler.
Stéphane Fischler, diamantaire de longue date, est associé chez Fischler Diamonds et membre fondateur et ancien président du World Diamond Council (WDC) et vice-président de la Diamond Development Initiative (DDI), qui a fusionné avec Resolve l’année dernière.
D’autre part, il explique : « Les mineurs artisans n’ont vraiment pas les capacités pour s’équiper en technologie afin de garantir la provenance. Alors, même si cette technologie est positive et va se développer, nous devons nous montrer très, très prudents et très honnêtes sur nos motivations et sur ce que pourrait être l’impact potentiel. »
Il a également souligné que, lorsque le marché met en avant l’origine, à la façon du Saint Graal, et crée les conditions permettant aux clients de choisir s’ils veulent acheter un diamant ou non, il risque de les refroidir et de les dissuader d’acheter auprès de ceux qui en ont le plus besoin.
Cela va à l’encontre de ce qui se fait dans l’industrie pour atténuer les risques du secteur ASM, avec notamment des groupes comme l’Organisation de coopération et de développement économiques et son cadre sur le devoir de diligence et des projets comme Resolve et les Maendeleo Diamond Standards de la DDI pour le secteur de l’extraction artisanale.
Plus en aval, les processus et systèmes de traçabilité pourraient également avoir des répercussions pour les acteurs de la fabrication dans la chaîne logistique.
Jeff Fisher a évoqué des craintes face aux « quantités de marchandises incalculables qui progressent dans le système sur un trajet ponctué de nombreux autres arrêts », ainsi que face à la vaste quantité de marchandises déjà présentes dans la filière. Il pose la question : Quelle est la situation pour ces diamants ?
Ce n’est pas parce que leurs informations ne sont pas verrouillées dans une Blockchain qu’ils n’ont pas suivi un parcours totalement fiable et acceptable jusqu’au marché, en particulier si l’on considère les réglementations et législations strictes qui s’imposent au commerce des diamants.
Une autre difficulté porte sur le suivi du mêlé, notamment en raison de la taille de ce marché et de sa fréquence d’utilisation dans les bijoux.
Certes, le suivi des grosses pierres taillées serait réalisable, puisqu’elles empruntent un trajet plus direct entre la mine et le marché, mais les petites marchandises d’origines diverses sont souvent mélangées pour aboutir aux assortiments souhaités.
Cela signifie que, « pour 80 % des marchandises, je dirais que ce suivi de l’origine n’est en aucun cas faisable », a déclaré Stéphane Fischler.
Or, dans un éditorial récent de la lettre d’informations de l’IDMA, le consultant Ya’akov Almor a avancé un avis différent. Il explique que le traçage du mêlé peut et doit être fait afin de protéger les prix et, finalement, l’industrie.
Même s’il reconnaît que le suivi du mêlé « exigerait des investissements accrus dans des structures organisationnelles, des changements dans les pratiques de travail et un virage vers un marketing et des méthodes de vente efficaces », il soutient que les avantages de ces changements dépasseraient les difficultés.
D’après ce qu’écrit Ya’akov Almor, on compte parmi les bénéfices possibles, la capacité pour l’industrie d’intégrer l’origine et la provenance dans ses activités marketing et à créer davantage de valeur ajoutée. Les prix augmenteraient ainsi dans toute la chaîne d’approvisionnement.
Le tableau général
Les thèmes du développement durable et de l’approvisionnement éthique semblent généralement réduits à un seul aspect, la traçabilité, c’est-à-dire la capacité à suivre une pierre, de son lieu d’extraction jusqu’au présentoir de la boutique.
Mais en réalité, le débat va bien au-delà.
L’approvisionnement éthique ne se limite pas à l’origine, a déclaré Stéphane Fischler, mais concerne toute l’histoire de la pierre.
Il ne suffit pas de savoir comment le diamant été transformé, il faut déterminer, entre autres, si les acteurs impliqués ont un impact positif sur leur communauté et si les personnes qui manipulent les diamants n’ont pas été lésées pendant les opérations.
Iris Van der Veken, directrice exécutive du Responsible Jewellery Council, partageait un état d’esprit similaire.
« Nous ne devons pas considérer le développement durable comme un facteur à part », a-t-elle déclaré à National Jeweler.
« Il faut absolument installer des systèmes de gestion qui tiennent compte des droits de l’homme, des droits du travail, de la santé et de la sécurité, de l’environnement, de l’intégrité du produit et des déclarations. Autrement dit, tous les processus impliqués dans l’extraction, la taille, le coulage et le sertissage sur des bijoux doivent être en ligne de mire. »
Feriel Zerouki, vice-présidente sénior des relations internationales et des initiatives éthiques chez De Beers Group et vice-présidente du WDC, a expliqué que c’est la raison pour laquelle des programmes comme les Principes de bonnes pratiques de De Beers « constituent également une part importante de l’équation » et c’est pourquoi De Beers partage des informations sur ses résultats, ses impacts et ses objectifs en termes de développement durable et d’objectif social.
Pour contribuer au débat sur la traçabilité et le parcours entre la mine et le marché, De Beers Group a lancé sa propre plate-forme Blockchain, Tracr, en 2018.
Feriel Zerouki a expliqué que la société inscrivait actuellement près de 15 % de sa production sur la plate-forme.
En outre, De Beers Jewellers, la chaîne de boutiques de retail de la société, a récemment lancé sa première collection dont les diamants étaient tous totalement traçables et inscrits sur Tracr, baptisée 1888 Master Diamonds.
ALROSA, l’autre grande société d’extraction de diamants dans le monde, a rejoint Tracr en 2018 et introduit un passeport électronique pour ses diamants lors des salons commerciaux de Las Vegas en 2019.
Au-delà de la traçabilité
L’industrie dispose d’une pléthore de mécanismes pour offrir aux clients et aux parties prenantes les garanties d’un approvisionnement responsable de leurs marchandises.
Mais comme le sujet continue de prendre de l’ampleur, l’industrie doit s’assurer que ce système soit inclusif, au lieu d’exclure les petits acteurs au prétexte qu’ils sont trop difficiles et/ou onéreux – des sujets soulevés aussi bien par Jeff Fisher que par Stéphane Fischler.
Iris Van der Veken partage les mêmes opinions.
« L’industrie doit se montrer inclusive. C’est un sujet essentiel lorsque vous observez notre chaîne d’approvisionnement des bijoux. Il existe des milliers de petites entreprises familiales qui en dépendent. Des organisations comme les nôtres ont un rôle à jouer pour s’assurer de réunir les bonnes parties prenantes autour de la table. »
« Et si nous nous entendons sur ce que sont les procédures ou comment mettre en œuvre les textes de référence, avec l’aide de la technologie, nous devons vérifier que ces systèmes soient réalisables et accessibles. »
Ayant compris que toutes les sociétés n’ont pas le temps ou l’argent nécessaires pour devenir membres du RJC, l’organisation a mis à disposition des ressources gratuites sur Internet, comme des formations vidéo et des événements en ligne, ainsi que des procédures détaillées d’orientation. Elle devrait également lancer une boîte à outils RSE au mois de mai.
Et comme les méthodes de traçabilité et les informations que les sociétés fourniront constituent des éléments en pleine évolution, « il est primordial de s’assurer que les participants de l’industrie puissent accéder aux programmes qui conviennent le mieux à leurs besoins et y participer », a expliqué Feriel Zerouki.
Elle a expliqué que De Beers en fera un axe majeur de son développement de programmes, dont l’objectif sera de communiquer sur l’origine et le parcours de chaque diamant qu’elle produit et vendra d’ici 2030. Il s’agit d’un objectif de développement durable parmi la dizaine annoncée en fin d’année dernière dans le cadre de Building Forever.
Le détaillant représente un autre élément essentiel dans le débat. Plus les détaillants pourront offrir d’informations et de garanties, mieux ce sera, a ajouté Feriel Zerouki.
« Au final, les diamants sont un produit pour le consommateur, c’est-à-dire que tous les membres de la chaîne d’approvisionnement ont un rôle constant à jouer pour répondre aux attentes en constante évolution des participants. »
Pour Stéphane Fischler, il faut s’assurer que le message adressé aux clients est complet et qu’il ne dissimule pas la « magie » du produit derrière une nuée de données.
« Je rencontre certaines personnes qui noient le client sous une pluie d’informations : origine, certification fournie par les laboratoires, etc., pour un produit constitué à 100 % d’émotions », a-t-il déclaré.
« Et je suis un peu sceptique sur l’utilisation de l’histoire de l’origine ou de la provenance pour commencer à présenter un produit au consommateur au risque, je dirais, de diluer fortement le contenu émotionnel. »