Différend sur canapé : l’échec d’un accord

Rob Bates

Malgré tous les débats qui ont fait rage l’année dernière autour de l’acquisition de Tiffany & Co. par LVMH, l’achat s’est révélé beaucoup plus logique après la Covid-19. Comme beaucoup d’autres sociétés, Tiffany avait bien besoin d’un soutien financier solide au cours de cette période difficile.

Pourtant, lors de la semaine du 7 septembre, LVMH a bien fait comprendre qu’elle ne voulait pas être le filet de sécurité de Tiffany. Le groupe a unilatéralement annulé l’accord de 16,2 milliards de dollars, après une requête du gouvernement français pour le reporter à janvier, pour que le pays dispose de leviers plus importants dans sa guerre commerciale contre les États-Unis. Et puisque cette date dépasse l’échéance de clôture fixée en novembre, LVMH a voulu dénoncer la transaction.

Tout le monde n’a pas adhéré à ce raisonnement. D’une part, des sources au gouvernement français ont jugé la requête non contraignante. D’autre part, l’annulation « prive la France de son pouvoir de négociation », a indiqué le journaliste Matthew Dalton, du Wall Street Journal. Autrement dit, en annulant l’accord, LVMH a également défait le motif de la requête.

Puis, au cours de la semaine du 7 septembre, Bloomberg a annoncé que Bernard Arnault, PDG et président du conseil de LVMH, avait été le premier à contacter les autorités françaises, demandant de l’aide pour faire annuler l’accord. Bernard Arnault, qui est considéré comme l’homme le plus riche d’Europe, « avait d’abord contacté le ministère des Finances, qui l’avait éconduit, avant de se rendre au ministère des Affaires étrangères », a indiqué l’article.

LVMH a vigoureusement nié cette version. « Pensez-vous vraiment que nous avons obtenu la lettre du gouvernement ? », a interrogé Jean-Jacques Guiony, directeur financier, lors d’une téléconférence, rapportée par WWD. « Elle était totalement spontanée. » La presse locale juge qu’il en va autrement. « LVMH semble être en train d’organiser une sorte de fusion avec la diplomatie française, dans son unique intérêt », a déclaré un journal français.

Cette controverse n’est que l’un des nombreux casse-têtes qui tourmentent LVMH depuis l’élaboration du rachat. Le 9 septembre, peu après que LVMH a lâché sa bombe, Tiffany a engagé des poursuites judiciaires contre le géant du luxe auprès de la cour de la chancellerie du Delaware, une initiative qui a amené Bernard Arnault à se dire « insulté et en colère ».

La plainte de Tiffany, longue de 114 pages, ne manque pas d’allégations. Elle explique en détail la façon dont l’accord a été élaboré, puis dont il a été démantelé :

– LVMH a réalisé sa première offre non sollicitée pour Tiffany le 15 octobre, la veille de la réunion du conseil d’administration de Tiffany – une date propice qui aurait suscité l’interrogation. « Les dates des assemblées du conseil d’administration de Tiffany ne sont pas rendues publiques, elles ne sont généralement connues que des administrateurs de Tiffany et de sa direction supérieure », est-il indiqué dans le document.

– Lors des négociations, LVMH était tellement désireuse de racheter Tiffany qu’elle n’a mené ses opérations de due diligence que pendant cinq jours et présenté cinq offres au total, dont trois en une seule journée.

– C’est alors que s’est déclarée la crise de la Covid-19. L’activité a chuté partout dans le monde. Après la chute du cours de l’action Tiffany en mars, LVMH a demandé si elle pouvait racheter ces actions sur le marché libre, à un prix inférieur aux 135 dollars unitaires convenus en novembre. Tiffany a répondu qu’il conviendrait d’en faire une annonce publique. LVMH a alors fait machine arrière. Les dirigeants de Tiffany y ont vu le signe que ce prétendant autrefois acharné se montrait désormais plus frileux.

– En juin, la Covid-19 s’était répandue partout aux États-Unis et des manifestations agitaient les rues – obligeant Tiffany à fermer temporairement ses boutiques. D’après LVMH, Tiffany est alors devenue plus exposée que d’autres détaillants, puisqu’elle « gère une activité centrée sur les États-Unis », a indiqué le document.

– À partir de là, les choses ont empiré. Une fois l’accord signé, les dirigeants des deux sociétés se sont régulièrement parlé. En juin, les discussions informelles avaient cessé et LVMH a commencé à « faire la sourde oreille ». Le même mois, LVMH a publié un communiqué affirmant qu’elle reconsidérait l’accord.

– Tiffany a commencé à soupçonner LVMH de chercher une échappatoire. LVMH « traînait les pieds » lorsque qu’on lui demandait les réponses requises pour les autorisations antitrust, a prétendu Tiffany. Jean-Jacques Guiony a évoqué des retards liés à la Covid-19 dont, a-t-il ironisé, « Tiffany a dû entendre parler. »

D’après la plainte de Tiffany, LVMH a « clairement indiqué » qu’elle souhaitait toujours acheter le joaillier mais qu’elle cherchait à obtenir un meilleur prix. Et même si de nombreux analystes vont dans ce sens, Jean-Jacques Guiony a affirmé n’avoir jamais demandé de renégociation et que l’idée « ne lui avait jamais traversé l’esprit. »

Pour l’heure, les deux parties semblent devoir se rencontrer au tribunal plutôt qu’à la table des négociations. LVMH a menacé d’engager une action reconventionnelle. Son communiqué signalait un nouveau motif de retrait : les ventes de Tiffany au premier semestre étaient jugées « décevantes ». Le joaillier a rétorqué qu’elles étaient meilleures que prévu et conformes, étant donné la crise de la Covid-19.

Même s’il est vrai que Tiffany a obtenu de mauvais résultats au cours de la pandémie, il y a là une occasion d’assainir la maison, et non d’annuler la vente. Il s’agit bien de la marque que les dirigeants encensaient sans relâche en novembre.

La situation est risquée pour les deux parties. Un journaliste a écrit que, si l’accord échouait, LVMH – qui a racheté plus de 70 marques en 40 ans – pourrait voir sa réputation de négociateur « en prendre un coup ». Les prochaines sociétés concernées pourraient y réfléchir à deux fois lorsqu’elles verront arriver Bernard Arnault.

Tiffany a prétendu qu’elle était déjà sur ses gardes. « Tiffany connaissait la réputation de Bernard Arnault et son approche impitoyable des acquisitions, est-il indiqué dans la plainte. Ses “états de service”sont décrits ainsi : “évincer les fondateurs, diviser des familles ou séparer des partenaires professionnels”. »

Ce qui pose une question : si les administrateurs pensaient vraiment cela, pourquoi voulaient-ils que le groupe rachète leur société, à l’époque ou maintenant ?

Et pourtant, de façon assez étonnante, Tiffany souhaite toujours voir l’accord se concrétiser et vient de demander au tribunal d’obliger LVMH à appliquer ses conditions. Elle pourrait bien obtenir gain de cause. « Les juges du Delaware ont rarement autorisé un acheteur à se libérer d’un accord conclu », a indiqué le Financial Times.

Dans le cas contraire, Tiffany a demandé des dommages-intérêts. Cette issue pourrait d’ailleurs être bien plus favorable.

En premier lieu, personne ne sait vraiment ce que LVMH a prévu pour son nouveau bijou. Bernard Arnault a affirmé qu’il souhaitait rendre Tiffany « un peu plus française », ce qui pourrait laisser entendre qu’elle serait un peu plus exclusive.

Mais l’on s’écarterait du modèle de Tiffany. Appliquer « un modèle de marque de luxe européenne comme Louis Vuitton ou Christian Dior pourrait se révéler être une énorme erreur » pour Tiffany, a écrit Pam Danziger, dans Forbes. « Cela viendrait gommer l’histoire américaine et les valeurs uniques que Tiffany défend. »

Une fois l’acquisition réalisée, Jean-Jacques Guiony a déclaré à des analystes qu’il ne prévoyait aucun changement dans la stratégie ou la direction de Tiffany mais que LVMH apporterait « du temps et des capitaux ».

Cette déclaration a provoqué une réaction de la part d’un lecteur du JCK :

« J’ai travaillé pour une société LVMH et ce n’est pas ce que j’y ai vu. Ils n’ont pas investi dans la société. Nous étions livrés à nous-mêmes pour obtenir des capitaux. Ils ont agi comme une véritable société d’investissement. Nous étions seuls. C’est un environnement difficile. Si vous empruntiez dans la tirelire LVMH, cela avait un coût sur vos résultats financiers. »

Peut-être n’est-ce pas la façon dont LVMH prévoyait au départ de gérer Tiffany. Mais il pourrait bien en être ainsi aujourd’hui si la transaction lui était imposée. Il serait dommage que Tiffany se retrouve avec un propriétaire mécontent estimant l’avoir payée trop cher. Les marques doivent être renflouées, et non saignées à blanc.

Cette acquisition pourrait être une aubaine pour les actionnaires de Tiffany. Mais ses administrateurs, dirigeants et avocats sont censés être les gardiens de cette marque vieille de 183 ans. Ils doivent certes tenir compte des intérêts de Wall Street mais également de ceux de leurs employés et de l’avenir de la marque à long terme. Tiffany est une société rare et particulière. Aujourd’hui que LVMH a perdu de son enthousiasme, Tiffany ne devrait pas être jetée dans les griffes du « loup en cachemire ».

LVMH n’est pas le premier colosse en quête d’acquisitions, peut-être victime de son ambition. Elle a au moins eu l’opportunité de s’en rendre compte avant l’achèvement de la vente, et non après.

Source JCK Online