Comme chaque année, les grands noms de l’industrie Chaim Even-Zohar et Pranay Narvekar présentent l’édition 2018 de The Tacy Diamond Pipeline, qui offre un point de vue approfondi sur l’impact qu’ont eu la hausse et l’acceptation des synthétiques sur l’industrie l’année dernière.[:] Le graphique Tacy Pipeline est disponible ici et l’article d’accompagnement, « La filière des diamants en 2018 : la falsification du rêve diamantaire » est disponible en intégralité ici. En voici une version très abrégée.
Lors de sa déclaration inaugurale, intervenue après sa prise de fonctions en tant que PDG de De Beers en 2016, Bruce Cleaver avait déclaré : « Nous ne devons jamais perdre de vue le fait que, pour que toute la filière diamantaire soit florissante, chacune de ses parties doit réussir. » Les négociants et fabricants de brut n’ont pas oublié ce message, contrairement aux producteurs, semble-t-il. Les chiffres de la filière 2018 contredisent le sentiment de stabilité, écrivent les auteurs Chaim Even-Zohar et Pranay Narvekar, alors que les hypothèses de base, sur lesquelles l’industrie s’est bâtie, ont connu des changements radicaux. Il en est ainsi, en particulier, de la légitimité et de l’acceptation des synthétiques.
Nous le savons tous, De Beers est entrée sur le marché des synthétiques l’année dernière en lançant Lightbox. Le minier a ainsi provoqué une prise de conscience brutale – mais peu surprenante – de toute l’industrie. Bien que cet impact initial, lié au produit physique, ait été modeste et que l’objectif annoncé ait été de différencier les synthétiques, pour en faire un produit différent des diamants naturels, Lightbox n’a pas eu besoin de vendre une seule pierre pour que sa présence se fasse noter : « Très étonnamment, font remarquer les auteurs, l’annonce des tarifs des synthétiques, à peu près 80 % en dessous de ceux des concurrents, a fait pression immédiatement sur les prix d’autres producteurs de synthétiques qui ont été obligés de réduire leurs tarifs avant même qu’une seule pierre Lightbox soit en vente. » Au final, les synthétiques de petites dimensions, bien moins chers, ont aussi eu un effet domino sur les petits diamants naturels. Depuis, les prix de ces derniers connaissent une tendance à la baisse.
Les auteurs remarquent qu’en 2018, la filière diamantaire est en train d’évoluer : après n’avoir eu qu’un seul produit, elle en arrive à disposer de deux produits distincts. Les deux occuperont des catégories indépendantes et leur propre marché, bien défini au sein de l’espace des diamants, mais aussi des catégories qui se chevauchent, dans lesquelles la différenciation pourrait ne pas être aussi importante. Plutôt que de choisir entre l’un ou l’autre, de nombreuses sociétés pourraient opter pour les deux activités au sein de la filière.
Les diamants naturels auront leur propre dynamique, subordonnée à la vie de la mine, la rentabilité, le type de produits et la production, tandis que les synthétiques, qui sont des produits manufacturés, finiront pas adopter un modèle de coût majoré pour le brut. Avec les synthétiques, la filière intermédiaire ajoutera plus de valeur que les diamants naturels. Une fois de plus, des sociétés pourraient tout à fait réussir dans les deux filières, à condition de parvenir à gérer leurs différentes activités.
Dans le cas de l’industrie, la seule solution serait finalement que les deux produits soient acceptés dans une filière commune. Pour l’heure, la différenciation semble être la stratégie préférée et elle semble fonctionner. Les deux activités sont toujours considérées comme totalement différentes mais pour affronter l’avenir avec efficacité, il faudra peut-être s’adapter aux nouvelles réalités commerciales. À l’exception des producteurs de diamants naturels, tous les participants de la filière, des négociants aux détaillants, en passant par les fabricants, gagnent de l’argent uniquement sur la valeur ajoutée du produit, autrement dit la différence entre les prix d’achat et de vente, déduction faite des coûts. L’offre de diamants naturels est par nature limitée et les gisements s’épuisent. Avec les synthétiques, l’offre est illimitée.
C’est pourquoi les auteurs estiment que nous sommes au début de la « Quatrième ruée diamantaire » : les freins dans la négociation des synthétiques ont été remplacés par la peur de rester à la traîne. Quasiment tout le monde – producteurs de brut, tailleurs, négociants, fabricants de bijoux, laboratoires, associations commerciales et détaillants – envisage les possibilités qui existent. Le capital d’investissement (et le capital-risque) destiné à « l’exploration des synthétiques » semble abondant, en provenance de l’intérieur mais aussi de l’extérieur de la filière traditionnelle, ce que nous allons voir maintenant.
La filière traditionnelle – le brut
Bien que les producteurs de brut soient confrontés à leurs propres difficultés, écrivent Chaim Even-Zohar et Pranay Narvekar, cela n’explique pas l’ampleur des problèmes que rencontre actuellement la filière intermédiaire, ni son niveau général d’anxiété. Les sightholders, titulaires de contrats à long terme, qui achètent auprès des grands producteurs, ont toujours été un moteur de stabilisation dans la filière intermédiaire, « mais ils semblent actuellement souffrir atrocement, écrivent-ils. La marge nette moyenne sur les boîtes de brut fournies régulièrement par ALROSA et De Beers et échangées sur le marché secondaire au cours d’un cycle de sight ordinaire de trois ans est négative. Cela signifie que si un sightholder a acheté une boîte de brut au fournisseur principal en numéraire, puis qu’il tient compte de toutes les dépenses et des conditions nécessaires pour la vendre, il perd de l’argent. » Il ne s’agit pas d’une situation isolée, cela concerne une majorité de boîtes régulièrement proposées au marché.
« Effectivement, écrivent-ils, un sightholder aurait mieux fait d’acheter régulièrement ces boîtes à des négociants de brut, plutôt que de les acheter directement aux producteurs. Et surtout, il ne s’agit pas d’une anomalie isolée, mais bien d’une tendance à long terme. » Il n’est pas juste de remettre la faute uniquement sur les producteurs. Ceux-ci ont des actionnaires à satisfaire et sont heureux de vendre avec un premium s’il y a des acheteurs à ce prix-là. « Dans le même temps, il est indéniable que l’objectif à court terme, qui consiste à optimiser les bénéfices, resserrer les clients et provoquer des pertes prolongées de la rentabilité de la filière, puisse être devenu un cas classique où l’on tue la poule aux œufs d’or. Si ce n’est pas déjà le cas, le contrecoup retombera sur les producteurs qui ont largement perdu l’estime et le prestige que leur offrait auparavant leur position. » Les clients n’ont plus peur de refuser une boîte de brut car il existe des alternatives sur le marché secondaire, même si l’offre n’est pas aussi régulière.
Résultat : « Ce que 2018 a clairement montré, c’est que ces entraves, jusqu’alors inconnues, se sont rompues et que les sociétés de la filière intermédiaire tentent maintenant d’entrer activement dans tous les segments de l’activité des synthétiques, dès la production, en passant par la taille, le négoce, les bijoux, le retail et le branding. Si De Beers est en mesure d’évoluer dans la filière des diamants naturels et dans celle des synthétiques, qu’est-ce qui empêcherait les sociétés de la filière intermédiaire de le faire ? Rien, absolument rien. »
La filière traditionnelle – le taillé
En 2018, la filière a constaté une demande divergente en matière de taillé. Le premier semestre a été synonyme de solidité car la croissance en Chine et une bonne saison avaient assuré des ventes satisfaisantes. Toutefois, avec l’accélération des tensions commerciales et le renforcement du dollar, la demande a connu un creux. L’annonce de Lightbox a également obligé les détaillants à étudier attentivement leurs stocks, évaluant la menace des synthétiques sur leur activité. Une offre excédentaire de brut et des détaillants qui ont voulu se défaire de leurs stocks ont continué à peser sur la demande de taillé, qui est restée quasiment stable en glissement annuel. Étant donné la chute des prix, particulièrement pour les marchandises peu chères, la filière continuera à avoir des difficultés pour vendre de la valeur cette année.
Alors que l’industrie des diamants naturels est confrontée à un problème de réduction des stocks, l’industrie des synthétique est confrontée au problème inverse. Puisque les détaillants commencent à tester et proposer de plus en plus de gammes de synthétiques, il a fallu qu’ils se constituent des stocks, ce qui a produit de la demande. Cela ressemble un peu au lancement d’une nouvelle gamme de bijoux, lors duquel on constate une flambée initiale, les détaillants faisant des réserves avant les ventes. Il ne s’agit donc pas de ventes réelles aux consommateurs. Les sociétés qui se laissent emporter soit par un élargissement de leurs capacités soit par une offre de marchandises excédentaires en consignation risquent de se surcharger elles-mêmes.
La production
Du point de vue de la filière en général, la clé de la situation actuelle réside toutefois dans la relation entre la hausse de la production de brut et la demande de diamants. En 2017, la production de brut a atteint un plus haut depuis 10 ans, avec plus de 150 millions de carats. Elle devrait rester proche des 145 millions de carats jusqu’en 2020. Mais même si l’offre a augmenté, il n’y a pas eu de hausse de la demande pour compenser. Celle dernière est restée atone, étant donné l’absence d’efforts publicitaires concertés. La discordance a naturellement entraîné une baisse des prix des diamants.
Les contraintes sur l’offre et la demande concernent également les producteurs de synthétiques, mais différemment. Contrairement à une mine, dont les coûts d’extraction augmentent et qui finit par s’épuiser, une structure de production de synthétiques continuera à produire des diamants, à condition d’y apporter les opérations de maintenance et de mise à niveau nécessaires. Après l’investissement initial « perdu », les sociétés ont plus intérêt économiquement à gérer leurs installations et produire des synthétiques, à condition que les revenus tirés des synthétiques dépassent le coût variable du fonctionnement et de l’entretien de l’installation.
L’autre caractéristique des synthétiques tient au fait qu’ils peuvent être produits à la demande (du marché) et qu’ils ne sont pas déterminés par les caractéristiques d’une mine. Cela permet aux fabricants de produire l’assortiment souhaité. La question de la gestion du brut qui ne répond pas à la demande est moins essentielle dans le cas des synthétiques. Bien qu’il puisse y avoir une différenciation en termes de temps et de formules, la différence de coût entre la production d’un petit diamant et celle d’un gros diamant n’a rien à voir avec celle des diamants naturels. Il devient alors essentiel de choisir la bonne technologie.
Tous ces facteurs se sont révélés dans le déroulé du scénario de l’année dernière. Les prix des petits diamants de qualité, produits indistinctement par des usines de diamants industriels en Chine, ont écrasé le prix de ces diamants. Leurs tarifs ont fini par se stabiliser lorsque les producteurs de synthétiques ont épuisé leurs stocks et commencé à produire uniquement à la demande. Dans le cas des gros diamants, actuellement produits principalement par le procédé CVD, la demande est restée satisfaisante, même s’il n’y a pas eu pléthore d’offre. Naturellement, ces prix ont subi une chute moins brutale car la production a augmenté graduellement. Puisque la capacité de production s’est installée, ces prix devraient continuer à baisser.
Enfin, puisque ces produits sont manufacturés, leurs tarifs devraient évoluer vers un modèle de coût majoré, dans lequel le brut sera vendu avec une marge acceptable, en sus des coûts de production. La seule façon dont les producteurs de synthétiques peuvent lutter contre cela passe par le regroupement et l’adoption d’un monopole de production, comme De Beers avait réussi à le faire pour les diamants naturels. Quant à savoir quel produit pourrait finalement dominer la filière, rappelons-nous une fois de plus le sage conseil de Bruce Cleaver : « Nous ne devons jamais perdre de vue le fait que, pour que toute la filière diamantaire soit florissante, chacune de ses parties doit réussir. » D’une façon ou d’une autre, le rêve diamantaire doit devenir réel… pour tous !