Avez-vous remarqué que de nombreux articles d’analyse publiés récemment contiennent cette phrase : « … depuis la fin du monopole diamantaire de la De Beers… » ? De temps à autre, les experts nous le rappellent, ruminant sur la baisse de la demande des consommateurs, les revirements récurrents sur le marché, la volatilité des prix et la nécessité du marketing générique.[:]
Puisque la semaine n’a pas été riche en événements, nous avons décidé de nous distraire un peu et de rêver. Alors, si l’on admet tous que le marché diamantaire était bien plus stable et prévisible sous le contrôle d’un monopole, pourquoi ne pas en rétablir un ?
Nous aimerions avertir nos lecteurs dès maintenant que tout ce qui est décrit ci-dessous n’est que le fruit de l’imagination de l’auteur. Ce qui n’empêche toutefois personne de l’utiliser à sa guise.
Le monopole présentait plusieurs avantages indéniables. Tout d’abord, il permettait à la De Beers de contrôler totalement l’approvisionnement des diamants. Une partie du brut était extraite dans les propres champs diamantifères de la société et une autre achetée par la De Beers aux pays producteurs et revendus sous son égide. En général, peu importait qui extrayait les diamants ou les quantités produites. Dans tous les cas, tout était vendu par l’intermédiaire d’un seul canal.
Le contrôle de la vente des diamants a permis de toujours limiter l’approvisionnement. Pas étonnant que l’on soupçonne Cecil Rhodes, fondateur de la De Beers, d’avoir dit que si seules quatre personnes au monde souhaitaient acheter des diamants, il faudrait faire en sorte qu’il n’y en ait suffisamment que pour deux d’entre elles. Les diamants étaient distribués au marché à doses homéopathiques et leurs prix étaient toujours élevés. Les excédents allaient dans le stock en attendant des jours meilleurs et ce stock n’arrivait sur le marché que si le monopole le décidait.
Troisièmement, le contrôle de l’approvisionnement et des programmes marketing a permis de façonner la demande, non seulement pour les diamants mais aussi pour des marchandises spécifiques. Par exemple, lorsque la De Beers a commencé à vendre du brut russe contenant de nombreux diamants de petite grosseur, elle a lancé la mode du modèle Eternity qui, à la différence d’une bague classique avec une seule grosse pierre, était ornée de plusieurs petits diamants sertis en rang.
Bien entendu, quel que soit le cas de figure, le monopole parvenait toujours à obtenir des bénéfices sur presque tous les fronts : en vendant ses propres pierres ou en revendant celles achetées à d’autres miniers.
Un tel monopole n’est plus possible dans le monde moderne. Tout d’abord, personne n’est capable d’accumuler suffisamment d’argent pour racheter toutes les installations de production de diamants sur la planète. Et même si un miracle financier se produisait, cette « transaction du siècle » se heurterait immédiatement aux nombreux organismes anti-monopole : à l’ère de l’économie de marché, il est interdit de concentrer toutes les ressources aux mains d’une seule personne susceptible de fixer les prix des matières premières.
En outre, les pays africains, qui auparavant donnaient volontiers leurs richesses minérales à des sociétés occidentales, adhèrent aujourd’hui de plus en plus à la politique du nationalisme des ressources. Même les partenaires historiques de la De Beers, la Namibie et le Botswana, ont obtenu le droit de vendre une partie du brut extrait de façon indépendante. Et il est encore plus difficile d’attendre de la complaisance du Zimbabwe par exemple qui, ces dernières années, a plutôt nationalisé tous les gisements de diamants du pays.
Vous vous demandez peut-être comment il est possible de contrôler un marché occupé par plus d’une dizaine de sociétés d’extraction de diamants, une dizaine de salles de marché, des centaines de négociants et des milliers de fabricants.
Malgré les changements considérables apportés à la structure du marché ces 20 dernières années, celle-ci comporte toujours un « goulot d’étranglement », un chas d’aiguille à travers lequel doit passer tout le flux des marchandises en diamants. Il s’est simplement déplacé un peu plus en avant dans la filière diamantaire.
Aujourd’hui, l’Inde taille 14 diamants sur 15 dans le monde (le 15e diamant brut n’a probablement pas encore fini son voyage jusqu’à Surat). Le « monopole » mondial de la taille des diamants s’est créé de lui-même pour des raisons purement économiques (une main-d’œuvre bon marché et un emplacement géographique stratégique). Il n’existe donc pas de comité anti-monopole capable de l’interdire. Ce « monopole » n’existe même pas en tant qu’entité légale ou association unique : il est représenté par des milliers de sociétés, des millions de tailleurs travaillant dans la même région, en concurrence les uns avec les autres. Mais c’est sur cette base qu’il est possible d’organiser un « syndicat » moderne… Si, bien sûr, cette question est gérée de façon intelligente et avec un peu de créativité.
À quoi s’intéressent aujourd’hui les consommateurs et les organisations de l’industrie ? À l’origine des diamants ! Personne ne souhaite acheter une pierre ayant un lien avec le financement des guerres civiles ou extraite par une main-d’œuvre asservie de mineurs artisans. L’industrie s’est creusé la tête pendant des années pour savoir comment garantir la « pureté éthique » des diamants aux consommateurs, sans toutefois avoir connu beaucoup de succès à ce jour. Certaines sociétés d’extraction de diamants disposent de programmes marketing locaux qui font la promotion des diamants en fonction du pays d’origine (par exemple les diamants canadiens) mais il est peu probable que la part des pierres vendues de cette façon augmente dans l’ensemble.
Le principal problème de la garantie d’origine est que personne n’est capable de retrouver ni le producteur ni même le pays où un diamant a été extrait. C’est une chose impossible à faire pour l’acheteur et même, bien souvent, pour le fabricant qui achète du brut pour le transformer. Les certificats délivrés par le Kimberley Process – aujourd’hui le seul outil globalement reconnu pour garantir l’origine des diamants – ne s’appliquent qu’aux diamants bruts et ne garantissent en fait que le premier volet des opérations d’exportation. Dans un environnement où les diamants bruts passent par toute une chaîne d’intermédiaires et sont triés à plusieurs reprises avant d’arriver chez les fabricants, une grande partie d’entre eux sont porteurs de certificats d’origine mixte. Il s’agit en fait de lots de diamants mélangés provenant de différentes parties du monde.
Plusieurs organisations de l’industrie essaient aujourd’hui d’élaborer leurs propres systèmes de certification, pour apporter une certaine garantie de qualité aux personnes qui se rendent dans les boutiques. Le plus avancé est peut-être le Responsible Jewellery Council (RJC) qui mène des audits indépendants tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Le World Diamond Council, qui participe au Kimberley Process, tente d’anticiper pour affiner son propre système de garantie, afin de confirmer qu’un diamant taillé n’a pas de lien avec des conflits. Or, en premier lieu, ce travail est loin d’être terminé et deuxièmement, la participation à tous les programmes existants à ce jour est purement volontaire. Il est très peu probable qu’ils attirent la petite boutique de joaillerie indépendante au coin de la rue (bien que de telles boutiques représentent 60 % des ventes mondiales).
Pour l’heure, cela ouvre la voie à la naissance d’un nouveau monopole – un monopole pour le taillé légitime, dont l’origine puisse être retracée.
Supposons que vous soyez une grosse société d’extraction de diamants qui souhaite prendre le contrôle du marché (je ne donne aucun nom à dessein. En fait, n’importe quelle grande société capable de mettre en place ce projet réussirait). Regardons maintenant les cartes dans les mains de chacun car il suffira de trois coups pour empocher le pactole.
1 Vous créez une technologie qui vous permette de placer un repère laser ou numérique sur tous les diamants que vous avez extraits. Celui-ci permet d’obtenir toutes les informations relatives à la pierre : ses caractéristiques, son poids, l’heure et le lieu d’extraction, en fait tout ce qui peut intéresser l’acheteur final.
2 Vous lancez une campagne publicitaire à grande échelle dans les médias, affirmant que vous avez enfin inventé la première et la seule façon de connaître précisément toutes les informations sur les diamants et de garantir le respect de toute norme existante.
3 Étant l’unique détenteur des droits sur cette technologie, vous la faites entrer en Inde, c’est-à-dire le seul lieu de taille des diamants bruts. Vous concluez un accord de coopération et de travail en commun avec une partie des fabricants du pays, vous leur transférez cette technologie gratuitement et vous leur montrez comment conserver ou reproduire le repère lorsqu’ils taillent un diamant. Les autres fabricants ont la possibilité d’acheter cette technologie. Vous pouvez même ne pas la transférer aux différents fabricants, de façon à ne pas être accusé de diviser intentionnellement le marché. Vous pouvez la transférer au GJEPC et le reste s’ensuivra automatiquement.
4 Bingo ! Félicitations, vous contrôlez maintenant tout le marché mondial sans une seule fusion ni un seul rachat.
En premier lieu, la mise en place de ce système divisera automatiquement le marché diamantaire en deux catégories : les « bons » diamants et tous les autres. Les « bons » diamants sont ceux qui sont traçables et dont le parcours est correct : absence de conflits, respect des droits de l’homme, protection de l’environnement et autres programmes sociaux. Il est possible que les consommateurs soient prêts à payer plus cher pour les acquérir.
Et même si les consommateurs n’acceptent pas cette hausse des prix, elle se produira tout de même en vertu des lois du marché. La capacité à retrouver le pays d’origine et l’historique d’un diamant va fermer automatiquement les portes des boutiques aux pierres du conflit. Elle réduira aussi considérablement la demande de pierres ayant une réputation « douteuse », c’est-à-dire celles venant de la majorité des pays africains. Qui voudra acheter des diamants du Zimbabwe s’il est possible de trouver une pierre garantie du Botswana voisin, pays qui ne connaît pas les conflits ? En principe, l’offre de diamants taillés sera considérablement réduite, ce qui fera grimper les prix.
Deuxièmement, l’offre mondiale de diamants taillés dans le cadre de ce système dépend directement du « rendement » de la technologie et des équipements qui vous permettent de marquer et de vérifier les diamants. Imaginez par exemple que tous les diamants taillés indiens soient envoyés pour vérification au GJEPC. La procédure pourrait être très longue en raison du grand nombre de pierres soumises à l’organisme. Certaines pourraient remonter la file d’attente s’il existe de la demande sur le marché et d’autres pourraient brusquement se retrouver en fin de liste.
Troisièmement, vous avez de cette façon un contrôle indirect sur l’extraction minière des diamants dans le monde. D’autres grandes sociétés d’extraction travaillent sur ce marché et tiennent à leur activité. Elles vont elles aussi devoir adopter d’une manière ou d’une autre du brut « traçable ». Elles peuvent essayer de développer leur propre système et seront donc inévitablement en retard pendant quelques années. Pendant ce temps-là, votre système de vérification pourra s’implanter sur le marché. Ou bien elles seront obligées de conclure une sorte de coopération avec vous, soit pour acheter votre technologie, soit pour passer par votre procédure de vérification sur la base du premier arrivé, premier servi.
Enfin, la technologie numérique qui vous permet de récupérer instantanément des informations sur un produit est le meilleur « appât » pour la génération Y, que le marché essaie tellement d’attirer. Et cela est particulièrement vrai si vous créez une interface utilisateur très conviviale, par exemple disponible sur votre smartphone. Lorsque vous dirigez la caméra du téléphone sur la pierre, le logiciel traite les données et vous apporte toutes les informations importantes. Il indique par exemple la date et le lieu d’extraction mais peut-être aussi des histoires sur l’épopée du peuple iakoute en lien avec ce diamant, des informations sur les programmes sociaux en place au Botswana ou simplement des vidéos impressionnantes du processus d’extraction minière. À ce moment-là, les fabricants de synthétiques n’auront plus de prise. Que pourront-ils dire ? Qu’ils ont dépensé 2 000 dollars pour acheter des manuels pour une école ou qu’il leur a fallu deux semaines ennuyeuses pour développer une pierre dans un four à micro-ondes ?
Avec une organisation bien huilée, aucun comité antitrust ne pourra trouver de faille à un tel système. Avec une organisation bien huilée, ce système sera conforme aux exigences modernes du Kimberley Process. Il ira jusqu’à rassurer la communauté mondiale sur le fait que l’industrie est tout à fait capable de s’autoréguler. Avec une organisation bien huilée, ce système sera même difficile à critiquer car il ne fera qu’augmenter les exigences de responsabilité sociale pour les sociétés et rendra leur activité extrêmement transparente.
Je comprends que ce système ne semble pas très réaliste. Comment, par exemple, serait-il possible de marquer tous les diamants ? Comment serait-il possible de produire un tel système de suivi applicable au monde entier ? Eh bien, c’est pour ça que j’ai parlé de rêve. Mais il y a 20 ans, les smartphones, qui nous permettent aujourd’hui de téléphoner ou de conclure des transactions mais aussi de conserver d’énormes bases de données en ligne dans notre poche, faisaient partie du même type de fantasme. L’avenir appartient à ceux qui développent la technologie. Peut-être y a-t-il quelqu’un qui est en ce moment même en train d’écrire ce code sur son ordinateur, ligne par ligne.