Depuis près de sept ans maintenant, l’industrie diamantaire, les universitaires, et beaucoup d’autres domaines des activités humaines parlent de « points de bascule ».[:] Le livre de Malcolm Gladwell, Le point de bascule : Comment faire une grande différence avec de très petites choses, fait école. Selon l’auteur, un point de bascule est « le moment où l’on atteint la masse critique, le seuil, le point d’ébullition ». Pour prendre un exemple négatif, imaginez le moment où un virus atteint une masse critique, et qu’une maladie qu’on pouvait jusqu’alors contenir devient une épidémie incontrôlable.
À grande échelle, les points de bascule peuvent survenir en politique, lorsque des empires omnipotents commencent lentement à s’émietter. Le point de bascule invisible est atteint lorsque le pouvoir échappe aux grands chefs d’État, et que le système en place s’effondre.
On peut observer le même phénomène dans le monde des affaires : les produits d’entreprises autrefois puissantes perdent de leur intérêt et des parts de marché au profit de nouveaux venus mieux adaptés et plus innovants.
Après une ascension fulgurante, les plus grands joueurs et les plus grandes équipes sportives déclinent inévitablement. La carrière du géant du tennis Roger Federer est sans doute proche de la fin. L’équipe de football espagnole, autrefois imbattable, a semble-t-il entamé son déclin.
Fatalement, les entreprises diamantaires connaissent le même sort. Et de la même manière, les industries nationales subissent des mutations. Les anciens chefs de file de la taillerie, comme Israël ou la Belgique, sont aujourd’hui des centres d’échanges de moindre importance. Au cours des 30 ou 40 dernières années, la taille a pris son essor dans des pays où le coût de la main-d’œuvre est faible : Inde, Chine, Vietnam, Thaïlande et autres. Et alors que les coûts augmentent de concert avec le niveau de vie dans ces pays, les usines de taille déménagent. Le Cambodge, le Laos et la Mongolie sont-ils les prochains ?
Au cours des huit dernières années environ, l’Afrique, dont les ressources en brut ainsi que beaucoup d’autres minerais précieux ont été exploitées pendant des siècles par l’Occident, a à son tour clairement atteint un point de bascule. D’ici deux ou trois mois, le Botswana accueillera le centre opérationnel de la Diamond Trading Company. Si pendant plusieurs générations, Londres a été le centre mondial d’assemblage de diamants, la bascule vers le sud est bientôt terminée. Vous avez un sight ? Alors, pour voir et récupérer vos diamants, vous devrez prendre l’avion pour Gaborone.
La De Beers a elle aussi atteint un point de bascule. Il y a une vingtaine d’années, elle avait le monopole mondial sur le commerce des diamants, et elle assurait près de 80 % de la production mondiale de brut. Aujourd’hui, ce n’est plus que 38 %, voire un peu moins. Incapable de réaliser les importants investissements nécessaires pour prolonger la durée de vie de ses plus petites mines, ou réticente à cette idée, elle les a vendues à des entreprises minières plus jeunes. Et elle s’est retrouvée dépassée en termes de volume par l’entreprise russe Alrosa, bien qu’en termes financiers, elle reste le plus important producteur de diamants. Les diamants sont peut-être éternels, mais on ne peut pas rester éternellement en tête du peloton.
Un autre point de bascule ? Depuis le début de la crise financière, la part américaine du marché de la joaillerie a décliné, alors que celles des nouvelles puissances chinoise et indienne se sont accrues. La grande époque des États-Unis est-elle révolue ? Sommes-nous définitivement entrés dans l’ère de la domination chinoise ? Des économistes sérieux estiment que l’économie du géant oriental dépassera celle des États-Unis en vingt ans ou moins.
L’un des pères fondateurs de la nation américaine, Benjamin Franklin, a déclaré qu’en ce monde rien n’est certain, à part la mort et les impôts. Il est peut-être temps d’ajouter le mot « changement » à ce cliché.