« 2011 a été une excellente année pour nous », a annoncé Nicky Oppenheimer, le président sortant de De Beers, lors d’une soirée avec des clients. « Si vous n’avez pas gagné d’argent, c’est que vous vous êtes trompé de secteur », s’est-il gaussé devant un public médusé. [:]
En observant la filière du diamant d’un point de vue macroéconomique, de la production de brut à la vente en gros de taillé, on découvre que ce n’est pas tant le négoce qui a fait gagner de l’argent aux négociants et fabricants que l’appréciation de leur stock.
Ceux qui se sont réapprovisionnés en brut au cours des huit premiers mois de 2011 ont vu les prix du brut de la DTC s’envoler de 44 % avant de chuter brutalement de 16 % sur la fin de l’année. La DTC a clairement tourné le dos à sa politique habituelle, qui consiste à n’augmenter ses prix que jusqu’à un niveau dit « viable ». L’indice composite des prix pour toutes les qualités et toutes les grosseurs montre que les prix du brut ont doublé ces deux dernières années, dépassant à nouveau les augmentations du taillé, pour terminer à des niveaux plus bas.
Une bonne année ?
C’est en raison de l’augmentation de la valeur des stocks, de l’ordre de 15 à 20 % cette année, et de la hausse des prix, y compris de ceux du taillé, que l’industrie dans son ensemble a gagné entre 2 et 3 milliards de dollars, et non pas en raison des efforts fournis par les intéressés. D’une certaine façon, l’enthousiasme de Nicky Oppenheimer n’était pas « déplacé » ; en revanche, si l’année fut « satisfaisante », ce ne fut pas pour les bonnes raisons. Par ailleurs, une grande partie des profits sur le papier, c’est-à-dire des gains potentiels, est confinée dans le stock, attendant de se matérialiser. Elle représente en fait la « musique du futur ». L’année fut en somme excellente pour les producteurs de brut ou les joailliers. Ce sont ces secteurs qui tirent les bénéfices réels et, bien entendu, ceux qui correspondent aux activités principales que la famille Oppenheimer vient de vendre à Anglo-American.
La filière
Il faut environ un an et demi pour qu’un diamant parcoure l’ensemble de la chaîne de valeurs, de l’acquisition du brut jusqu’à la vente de taillé au prix de gros. Dresser un bilan détaillé de l’année relève de la gageure en raison de la volatilité des prix. Les méthodes d’évaluation de la valeur de la production minière des différents pays producteurs diffèrent également, ce qui ne simplifie pas la tâche.
La volatilité des prix moyens rapportés pour la production minière dans le monde est éloquente : 95 $ le carat environ en 2008, une chute à 72 $ en 2009, une reprise à 98 $ en 2010 et une hausse à 121 $ en 2011. Nous constatons là des écarts considérables et une grande instabilité. Pour 2012, nous prévoyons une nouvelle baisse et un prix moyen de 108 $ le carat, notamment à cause de l’augmentation prévue de la production de marchandises de faible valeur à Argyle et de l’accroissement de la production à Marange.
L’an passé, la production de diamants naturels avoisinait les 125 à 130 millions de carats, pour une valeur de 15,2 milliards de dollars. Cette production a progressé dans la filière : le marché du taillé a représenté 22,6 milliards de dollars. En 2011, le surplus dans la filière est estimé à 1,3 milliard de dollars pour le brut et le taillé, exprimé en valeur marchande du taillé à la fin de l’année. La demande pour le brut en 2012 pâtira également de cet excès de production.
Les ventes mondiales de bijoux en diamant se sont élevées à 70,8 milliards de dollars. La part du marché américain a baissé, atteignant 38 %. La part du Japon, autre marché traditionnellement important, représente désormais à peine 8 %. Dans une course au coude à coude pour devenir le deuxième pays le plus consommateur de diamants, on retrouve l’Inde, avec une part de marché de 12 %, suivie de près par la Chine continentale (11 %). Hong-Kong représente 2 %.
La question du recyclage
La valeur des marchandises en diamants au détail s’est élevée à 23,6 milliards de dollars en 2011. La majeure partie (22,6 milliards de dollars) provient, bien évidemment, soit des bruts récemment extraits des mines, soit de stocks existants. Toutefois, il faut faire face à une nouvelle réalité : une partie de ces diamants taillés provient de diamants recyclés. Les consommateurs, pour rembourser leurs emprunts, financer des soins médicaux, payer les études de leurs enfants ou même avoir un complément de retraite ou rembourser des dettes, vendent des pièces en leur possession depuis des années, voire présentes dans leurs familles depuis des générations.
Soyons prudents. Ce phénomène n’est pas nouveau : les prêteurs sur gages ou les bijouteries familiales de centre-ville nous ont appris qu’il fallait compter avec la vente de « vieux » bijoux. De nombreux fabricants new-yorkais ont bâti leur réputation sur leur talent de « retailleur », transformant des tailles anciennes en bijoux dernier cri. Pourtant, avec la dernière crise économique, les volumes de diamants remis sur le marché sont montés en flèche. Des centaines d’entreprises du secteur ont alors développé des niches spécialisées. Ces diamants recyclés sont la plupart du temps envoyés en Inde ou dans d’autres centres de taille pour être retaillés.
Une grande partie du stock de pierres recyclées se trouve sur des marchés parallèles invisibles, défiant ainsi toute surveillance efficace ; il est plus facile de surveiller le recyclage de l’or, dans la mesure où les bijoux doivent être affinés dans un nombre limité d’affineries connues. Début 2009, le recyclage a permis la création de davantage de bijoux que la production minière, symbole du retour massif des marchandises dans la filière.
Nous estimons que les diamants recyclés revendus à l’industrie bijoutière avoisinaient le milliard de dollars en 2011, soit 4,4 % de l’ensemble du taillé vendu au prix de gros. C’est un chiffre important, qui représente une source d’approvisionnement dont les acteurs du marché, en particulier les producteurs, doivent sérieusement tenir compte lorsqu’ils estiment les tendances de l’offre et de la demande. Puisque les détaillants retirent de ce marché d’importants bénéfices qui leur laissent plus de répit que la vente de taillé, les marchandises recyclées ont tendance à faire baisser le prix au détail du taillé.
La « Mine des Foyers »
Conscients que nous sommes de la diminution des réserves de diamants dans les mines existantes, jetons un œil sur ce qu’on peut appeler la « Mine des Foyers ». Quelles sont ses réserves potentielles ? Malheureusement, les diamants sont éternels… Ils ne disparaissent pas, et personne ne les jetterait avec les vieux meubles, livres ou autres vieilleries qu’on retrouve dans les greniers. Le stock de diamants recyclés dépend de plusieurs facteurs qui incluent les contraintes économiques au même titre que les prix élevés.
On pourrait penser, ou peut-être aimerait-on croire, qu’on possède un diamant pour des raisons sentimentales uniquement. Ce n’est pas un phénomène universel. En Inde, par exemple, diamants et or constituent un véritable capital aux yeux des consommateurs. C’est également le cas dans certaines parties du monde arabe. Alors, quelles sont les réserves de la « Mine des Foyers » ?
Depuis l’Antiquité, les mines de diamants ont produit quelque 5,2 milliards de carats, ce qui représente, si l’on se base sur les prix du brut en 2011 (121 $ le carat), 625 milliards de dollars de brut. La production de taillé de qualité ajustée historiquement serait ramenée entre 1,3 et 1,6 milliard de carats. Jusqu’aux années 60 qui virent l’avènement des pierres de qualité médiocre, seuls 15 à 20 % de la production était en effet taillable. Le prix de gros moyen du taillé à l’échelle mondiale s’élève à 625 $ le carat. Par conséquent, la «Mine des Foyers » détient probablement entre 700 et 1 000 milliards de dollars de taillé aux prix actuels. Entre 40 et 50 % de ces diamants se trouveraient en Amérique. Des chiffres astronomiques…
En 2011, on estime qu’au minimum 1 milliard de dollars de taillé recyclé est revenu sur le marché, représentant, en valeur, 4,4 % de la demande au détail de taillé, peut-être plus, mais certainement pas moins. Le chiffre le plus impressionnant, sinon effrayant, est celui de la « sortie de stock » de la « Mine des Foyers » : le chiffre d’un milliard de dollars ne représente que 0,1 % du stock en valeur. En théorie, la « Mine des Foyers » pourrait pourvoir à la demande des consommateurs à son niveau actuel pendant 35 à 45 ans ! La plupart des femmes ne se sépareront certainement pas de leurs diamants aussi facilement, rien d’inquiétant donc dans l’immédiat. Il ne faut cependant pas négliger ce facteur dans notre analyse de la filière.
Un autre marché « de recyclage » est en train d’émerger : celui des diamants d’investissement. À ce jour, une douzaine de nouvelles structures ou sociétés achètent du taillé dans le but d’investir. Elles remettront tôt ou tard ces diamants en vente mais se comportent pour l’instant en acheteurs plutôt qu’en vendeurs.
Le marché de détail à la loupe
Ici comme ailleurs, la relativité est de mise. Les coûts d’extraction n’ont guère augmenté depuis 2008, la fourchette haute des prix de la production a néanmoins drastiquement
augmenté, doublant, voire triplant les bénéfices des mines. Cela transparaît clairement dans l’évolution du partage des bénéfices dans la chaîne de valeur.
D’autres paramètres de la filière, qui ont eux aussi évolué au fil du temps, rendent la comparaison moins révélatrice. La part du diamant dans le prix des bijoux au détail en fait partie. Une analyse de la part de diamant dans les produits de joaillerie montre que le rapport entre les diamants et autres matériaux d’occasion et le prix a changé. Il y a une dizaine d’années, la proportion de diamants (prix de gros du taillé) représentait environ 20 % du prix de détail total des bijoux. Dans d’autres pays comme la Grande-Bretagne, le taux était encore plus bas (environ 18 %).
À l’autre extrême, dans certains marchés, comme l’Indonésie, le prix du diamant représentait en moyenne 60 % de la valeur du bijou. Une question de frais généraux, de mode de distribution, d’impôts, etc. À l’échelle mondiale, les diamants devaient représenter en moyenne entre 21 et 22 %. Au fil du temps, cela a évolué.
D’après nos recherches, le diamant représente désormais 32 % du prix des bijoux à l’échelle mondiale. De nombreuses raisons expliquent cette augmentation. Tout d’abord, le glissement des marchés des États-Unis (le « marché de la fantaisie ») vers un Extrême-Orient plus sensible à la valeur. L’augmentation du prix de l’or a également joué un rôle : l’industrie, qui a du mal à atteindre certains niveaux de prix, utilise plus de diamants et moins d’or. On utilise enfin une part grandissante de matériaux meilleur marché dans le produit final.
Sur les 70,8 milliards de dollars que représente la vente au détail à l’échelle mondiale, la part du prix du diamant a augmenté sur les dix dernières années. Autrement dit, si le diamant représente bien seulement 22 % du prix du bijou, le chiffre de 23,6 millions de dollars que représente le diamant dans les ventes de bijoux en 2011 (chiffre qui nous semble bien optimiste), le marché mondial de la vente de bijoux a généré 100 milliards de dollars.
Mais ce n’est clairement pas le cas. Dans la mesure où d’autres analystes pourraient très bien arriver à des valeurs de détail plus élevées pour différentes raisons, nous nous contenterons de signaler ce chiffre. La méthodologie et le relevé des données ont une forte importance dans ce calcul. Tacy Ltd. publie ses études annuelles depuis 23 ans et nous sommes fermement convaincus que nos chiffres sont une représentation fidèle de la réalité. Nous savons cependant que certains chercheurs fondent leurs chiffres sur des enquêtes téléphoniques auprès des consommateurs, sur les déclarations des joailliers, sur les rapports financiers de grands détaillants, sur des statistiques, etc. Pour l’industrie du diamant, un seul chiffre compte : le nombre de pierres vendues en 2011, soit 23,6 milliards de dollars, le prix de gros du taillé.
La filière 2011 en perspective
Dans la filière, chaque diamant n’est compté qu’une seule fois et chaque pierre n’est taillée et polie qu’à un seul endroit. Pour ce qui est de la valeur, on constate que près de 70 % des diamants sont taillés en Chine et en Inde, et 13 % dans les pays miniers d’Afrique du sud et de Russie. La Belgique, Israël et les États-Unis ont progressivement perdu leur statut de plus grands tailleurs mondiaux. On peut mesurer la main-d’œuvre de ces pays en centaines de personnes, et non en milliers. En terme de « nombre de pierres », on peut certainement estimer que 14 diamants sur 15 sont taillés et polis en Inde et en Chine.
Il est important de neutraliser la « double comptabilité », mais la tâche est ardue : chaque pierre peut se déplacer plusieurs fois, à travers de multiples juridictions. Si l’on prend par exemple la Belgique, ses exportations de taillé en 2001 avoisinaient les 15 milliards de dollars, soit 30 % de plus que l’année précédente. Mais en termes de valeur ajoutée grâce à la fabrication, le chiffre ne s’élève pas à plus de 200 millions de dollars, et seul 1,1 milliard de dollars (7,5 % de la valeur des exportations totales de taillé) peut être attribué à la fabrication belge. Tout comme les Israéliens et les Américains, les Belges sous-traitent la majeure partie de la fabrication, notamment en Chine, en Afrique du sud et en Asie. La filière 2011 aime saisir la valeur ajoutée générée par chaque étape de l’activité.
La sagesse populaire qui veut que les centres de négoce exigent que les marchandises soient fabriquées dans le pays a des fins marketing fondées, car elle vient s’ajouter à l’illusion qu’on peut trouver des diamants « fraîchement taillés et polis » sur ce marché. Cette « sagesse » appartient au passé.
Les conséquences de la crise
En termes de chiffres, la demande de détail mondiale a augmenté de 10,3 % entre 2010 et 2011. Ce chiffre reste cependant légèrement inférieur à celui de 2007, avant la crise. Pour 2012, les modèles que j’ai développés avec mon collègue Pranay Narvekar, de Pharos Beam Consulting à Mumbai, montrent que la demande de détail est prête à augmenter de 8,3 %, ce qui nous amène à des niveaux supérieurs à ceux d’avant la crise. La demande globale de taillé en gros atteignait 23,6 milliards en 2011, soit 19,4 % de plus que l’année précédente. Cela semble important, mais au vu des variations de prix, n’indique pas d’augmentation en termes de volume. Si 2011 a représenté un défi, c’est entre autres parce qu’en 2010, la demande de taillé en provenance des centres de taille était 38 % plus élevée qu’en 2009. L’impression de croissance en 2011 ne représente en fait que la moitié de celle de 2010. Ce n’est pas le moment de débattre de l’effet d’entraînement, qui valide ces chiffres de manière évidente.
Du côté de la demande de brut, 2011 a connu une hausse de 35,2 % par rapport à 2010. Mais cette tendance ne va pas se maintenir. Nos modèles suggèrent que la demande devrait même légèrement diminuer en 2012. Il en va de même pour les centres de taille. Bien que la demande pour le taillé ait connu une hausse de 19,4 % en 2011, la tendance devrait ralentir à 6,2 % en 2012. Donc, si 2011 a été une année éprouvante pour l’industrie en aval, qui a généré des bénéfices essentiellement grâce à des hausses de valeur, 2012 sera encore plus difficile.
Les prix fixés par les producteurs pour le brut soulèvent également des inquiétudes. Leurs résultats les préoccupent de plus en plus, et cela engendre une forte volatilité des prix du brut. Comme nous l’avons déjà souligné, l’engagement historique à maintenir ces prix à des niveaux viables est derrière nous. BHP Billiton est l’une des premières entreprises à avoir lié le prix de ses contrats à long terme au comportement des enchères sur le marché au comptant. Il semble que De Beers marche sur ses traces, et que les prix obtenus pour les enchères de Diamdel pourraient dicter le prix des boîtes des sights de la DTC en vertu du nouveau contrat de trois ans. En 2012, la volatilité devrait se maintenir à 5-10 % dans les deux sens, et les niveaux de prix pourraient déraper.
Les centres de taille et de négoce pourraient bien ressentir une pression financière en 2012. Leurs revenus doivent venir de leur activité plutôt que de l’appréciation de la valeur de leur stock. En fait, une telle pression ne devrait pas trop déranger les acteurs du marché : ils s’y sont habitués.