Fin avril, des dirigeants de l’industrie indienne des diamants et des bijoux ont appelé leurs membres à interrompre les importations de brut pendant 30 jours, à compter du 15 mai, alors que le monde est toujours aux prises avec le Covid-19.
Chaim Even-Zohar a repris ces demandes dans une tribune publiée sur IDEX le 22 avril, dans laquelle cet analyste de longue date de l’industrie et un journaliste ont défendu une interdiction encore plus longue des importations de brut dans le principal centre de taille mondial.
De Beers a réagi en publiant une lettre ouverte de son PDG Bruce Cleaver le 1er mai, annonçant clairement la position de la société sur l’interdiction des achats de brut, sans citer expressément l’appel du groupe indien.
« Nous procédons à l’extraction d’une ressource précieuse, limitée et qui s’épuise, a écrit Bruce Cleaver dans son courrier. Nous ne vendrons du brut que lorsque la demande sera telle qu’elle permettra d’obtenir une valeur durable pour nous tous. Toutefois, puisque nous n’obligeons pas nos clients à acheter, nous considérons vraiment qu’il serait contre-productif qu’une quelconque partie de l’industrie les oblige à ne pas acheter. »
Au cours de la semaine du 4 mai, le patron de De Beers a accordé un entretien à distance à National Jeweler afin de préciser la position de la société.
Il a également évoqué ce que les consommateurs pourraient attendre des marques après le Covid-19, la commercialisation des diamants dans un monde post-pandémie et les raisons pour lesquelles, selon lui, les États-Unis resteront le premier marché pour les pierres, malgré la gravité de la crise dans ce pays.
L’entretien a été édité pour des questions de longueur et de précision.
National Jeweler : Je souhaitais démarrer avec le principal sujet que vous avez abordé dans votre courrier, celui du maintien de la circulation de brut alors que la crise se calme.
Je suppose que votre courrier était, en partie, une réponse à la récente rubrique de Chaim Even-Zohar dans IDEX, appelant l’Inde à appliquer un moratoire de trois mois sur les importations de brut. Dans son article, Chaim Even-Zohar pose quelques bons arguments : l’Inde dispose d’un important stock de brut pour son proche avenir – surtout que cet avenir paraît sombre – et les ventes des stocks pourront aider à réduire l’endettement et peut-être raviver la confiance des banques dans l’industrie.
Mais dans votre courrier, vous soulignez que De Beers assume également une responsabilité envers les pays dans lesquels elle extrait et les gens qui vivent sur place, celle de continuer l’extraction et la vente de brut afin de maintenir leur moyen de subsistance.
Pourriez-vous préciser la position de De Beers quant à la suggestion d’une interdiction du brut en Inde ?
Bruce Cleaver : Bien sûr. Permettez-moi de dire, pour commencer, que je reconnais, que nous reconnaissons, que la situation n’est facile pour personne. C’est difficile pour l’Inde en ce moment mais c’est aussi le cas partout dans le monde et nous vivons bien entendu une époque sans précédent.
Nous pensons que les chaînes d’approvisionnement internationales, notamment à des époques comme celle-ci, sont très importantes. Tout changement artificiel apporté à une chaîne d’approvisionnement internationale pourrait avoir des conséquences encore pires pour nous. Ces conséquences pourraient d’ailleurs avoir un impact plus long que le problème dont parlent le GJEPC et/ou Chaim Even Zohar et qu’ils essayent de résoudre.
Après tout, l’industrie diamantaire est composée de toute une série d’acteurs interconnectés dans la chaîne de valeur.
Si vous mettez de côté une partie de cette chaîne d’approvisionnement, […] il me semble inévitable que vous vous fassiez du tort, à vous et à l’industrie, mais que vous provoquiez également des conséquences inattendues.
NJ : Quelles sortes de conséquences inattendues ?
BC : Eh bien, notre réponse à la crise a d’abord été axée sur la santé et la sécurité de tous ceux qui travaillent pour nous et de toutes les communautés qui nous entourent. Nous avons donc engagé beaucoup de temps, d’efforts et d’argent, comme vous pouvez vous y attendre, pour nos communautés minières en Afrique australe en particulier et au Canada, pour tenter de trouver une façon raisonnable – et je dis bien, « raisonnable » – de maintenir ces mines ouvertes, malgré une baisse des rythmes de production car ce sont intrinsèquement des écosystèmes complexes.
Toutes sortes de fournitures sont apportées à ces mines, souvent par de petites entreprises qui n’ont pas d’autre activité. Il peut s’agir de nourriture, de certains types de pièces, etc.
Si vous enlevez un maillon de la chaîne de valeur alors qu’il y a de la demande – et je le souligne bien –, vous pourriez provoquer un effet inattendu, comme l’arrêt d’une mine ou l’arrêt d’une chaîne de valeur dans une mine. Et les personnes des communautés autour de nos mines dépendent de nous, et en particulier lorsque leur économie s’arrête.
Il s’agit, en général, de personnes défavorisées qui ont besoin d’argent pour mettre de la nourriture sur la table et aussi, à une époque comme celle-ci, pour assurer l’hygiène et fournir de l’eau propre et potable à leur famille.
Nous ne sommes pas favorables à une interdiction artificielle qui scinde la chaîne de valeur, quelle qu’elle soit. Au lieu de cela, nous proposons une solution à deux volets.
Le premier consiste à offrir à nos clients une flexibilité sans précédent. Vous l’avez vu, lors du sight 3, nous leur avons déclaré qu’ils pouvaient reporter 100 % de leurs achats. Nous ne forçons vraiment personne à acheter. Et nous avons fait la même chose lors du sight 4.
Nous avons également réduit notre production […] pour 2020 d’environ 25 %.
Notre analyse est la suivante : lorsqu’il y a de la demande, mieux vaut continuer à faire fonctionner les chaînes de valeur, même si c’est au ralenti, car je pense que les conséquences d’un arrêt des mines à long terme sont très, très graves. Je crois que, pour l’instant, dans l’industrie, nous devons, pour tous ceux qui sont autour de nous, faire du mieux que nous pouvons […] et maintenir les chaînes d’approvisionnement ouvertes.
Nous reconnaissons qu’il s’agit d’une époque difficile et je reconnais que cette suggestion est légitime mais selon nous, mieux vaut ne pas jouer avec les chaînes d’approvisionnement internationales lorsqu’il existe des poches de demande.
NJ : Changeons de sujet, je souhaitais parler d’une chose qui intéresse probablement nos lecteurs : le comportement des consommateurs après la crise.
Il y a semble-t-il deux écoles de pensées à ce sujet. L’une d’elle consiste à dire qu’il y aura une demande accélérée, autrement dit des « achats revanche », que les gens vont se précipiter pour acheter dès que tout cela sera terminé. L’autre est de dire que cette crise sanitaire va nous plonger dans une forte récession, probablement pire que celle à laquelle nous avons assisté en 2008. Vers quelle solution penchez-vous ?
BC : (Rires) Je pense que, comme pour tout, la situation est compliquée.
À propos de la forte récession, l’issue dépendra de la durée de cette période et de la vitesse avec laquelle les gens vont reprendre leurs anciennes habitudes. La réponse dépendra de ces facteurs, c’est ce que l’on peut dire pour l’instant.
Ce qui me paraît important pour l’industrie diamantaire, et même si nous entrons en récession, ce qui est certainement possible, c’est de savoir comment nous positionnons le diamant et mettons en avant son importance.
Ce qui me paraît différent dans cette récession par rapport à celle de 2008, c’est qu’il s’agit d’une crise sanitaire et qu’il n’y a pas une personne au monde qui ne soit pas touchée d’une façon ou d’une autre par le Covid.
Il nous semble que ce à quoi les gens réfléchissent vraiment, lors d’une période comme celle-ci, et de façon répétée, c’est à ce qui compte vraiment pour eux. Et je pense que c’est là où le diamant peut vraiment se démarquer car ce qui compte vraiment, ce sont des relations personnelles qui ont du sens.
Alors, si nous, en tant qu’industrie, pouvons adapter le marketing, en cette sortie de crise, pour traduire ce que sont vraiment les diamants – un produit d’exception que les gens achètent pour des raisons émotionnelles et pour célébrer les grands moments de la vie afin de se souvenir des choses qui ont du sens ou célébrer des relations –, je pense que nous avons de bonnes chances de nous en sortir sans trop de dommages.
NJ : À mesure que davantage de pays commencent à sortir du confinement, quelle orientation devrait prendre, selon vous, le marketing des bijoux en diamants ? Et quel rôle la DPA aura-t-elle à jouer ?
BC : Nous allons évidemment jouer un rôle très fort dans cette situation avec nos marques.
Ainsi, la campagne de Forevermark de l’année dernière, I Take You, Until Forever, a toujours autant de sens, et probablement même plus.
Je sais que la DPA travaille sur différents projets, vous en saurez plus prochainement.
Du point de vue de De Beers, les marques vont certainement jouer un rôle essentiel et je pense que, plus que jamais, les consommateurs vont observer ce qu’elles ont fait pendant cette période.
Nous le savons, je pense, les données sont précises… les consommateurs achèteront des marques dont les valeurs sociales sont les mêmes que les leurs.
Chez De Beers et Forevermark, nous sommes parfaitement bien placés car nous avons effectué un travail assez extraordinaire dans toutes nos communautés d’Afrique australe et du Canada, notamment en aidant nos partenaires gouvernementaux.
Les premières mesures de De Beers tout au long de cette crise ont concerné la santé de notre personnel.
Nous avons fait don d’environ 5,5 millions de dollars pour une aide face au Covid-19 en Afrique australe et nous avons dépensé beaucoup plus d’argent pour sécuriser nos mines – en fournissant des masques, des équipements de test, des équipements de dépistage, en sécurisant les bus, en appliquant la distanciation sociale, etc.
Aux côtés d’ONU Femmes, nous avons réalisé des dons dans les communautés minières au sein desquelles nous travaillons, afin d’aider les femmes victimes de violences et qui ne sont pas en mesure de trouver de l’aide dans les lieux traditionnels car les centres d’accueil sont fermés ou parce que la police n’est pas disponible.
Il est assez drôle de constater que nous avons pu agir, même à Londres. Nous disposons de toute une série d’appartements que nous utilisons généralement lorsque des gens viennent nous voir de l’étranger. Nous les avons mis à disposition des travailleurs de première ligne du National Health Service, afin qu’ils n’aient pas à prendre les transports en commun, au risque d’être infectés.
Nous avons beaucoup travaillé dans ce domaine, parce que nous le voulons et parce que cela nous préoccupe. Je pense que les marques qui le font et qui prennent la tête des opérations pendant la crise, en le faisant savoir au public, vont trouver un écho auprès des consommateurs.
Je pense que le ton que vont employer les publicitaires après cela devra être soigneusement réfléchi mais il y a sûrement des opportunités pour les marques et il y a des opportunités autour de ce concept du lien personnel qui va toucher tous ceux qui ont été confinés et ont commencé à réfléchir aux choses qui comptent vraiment.
NJ : Lorsque nous sortirons de cette crise, qui voyez-vous comme principal concurrent des bijoux en diamants ? Nous savons que le chômage va augmenter et que les revenus discrétionnaires vont baisser.
Pensez-vous que les bijoux en diamants vont continuer à devoir concurrencer les voyages, que les gens vont vouloir ressortir et prendre la route ?
BC : C’est une bonne question et je dois dire que, selon moi, si vous écoutez la façon dont les compagnies aériennes parlent de voyages et du temps qu’il faudra avant qu’ils reviennent à la normale, je me demande si nous, dans l’industrie diamantaire, n’avons pas une opportunité à saisir.
Évidemment, comme le vous le dites, les voyages de luxe sont un concurrent, et un concurrent sérieux, de l’industrie diamantaire.
Mais je me demande si les gens ne seront pas moins enclins à sauter dans un avion à destination de pays exotiques, et donc peut-être plus disposés à dépenser leur argent pour un article qui signifie quelque chose, comme un diamant. Difficile de savoir.
Toutes les compagnies aériennes qui parlent d’avenir affirment qu’il faudra des années avant que la demande revienne à son niveau actuel. Et je pense qu’il y aura aussi probablement des restrictions pour les personnes se rendant d’un pays à un autre, mais moins pour celles qui voyageront à l’intérieur d’un même pays.
Ainsi, dans un pays comme les États-Unis, qui est un marché si important pour nous, cela peut être favorable pour les bijoux en diamants.
NJ : Alors, laissez-moi vous demander ceci : pensez-vous que les États-Unis resteront le marché numéro 1 pour les bijoux en diamants après cette crise ?
BC : Vous savez, si j’avais une boule de cristal qui fonctionne, je serais un homme riche.
Je pense que les États-Unis qui sortiront de cette crise seront le marché le plus important. Je pense que le pays est déjà, et de loin, le plus gros marché et que cela ne va pas changer.
L’économie américaine est formidablement résistante. Elle ne devrait pas perdre de terrain pour les bijoux en diamants.
NJ : Nous savons que des gens très aisés ont recommencé à acheter des sacs à main à 40 000 dollars mais qu’en est-il de la classe moyenne qui était déjà, c’est évident, en mauvaise posture ?
BC : Oui, je pense qu’il est indubitable que la classe moyenne ressortira de cette crise en se sentant probablement moins riche qu’avant.
Je pense qu’une question va se poser : l’industrie des bijoux est-elle capable de les persuader qu’ils doivent dépenser leurs revenus disponibles pour des bijoux en diamants plutôt que pour autre chose ?
Et j’en reviens à l’idée que nous avons un produit – et un positionnement de notre produit – qui devrait nous permettre une proposition qui va intéresser les gens, même dans un environnement où les revenus disponibles diminuent.
Si vous regardez les récessions aux États-Unis – la crise de 2008, le 11 septembre, etc. –, en réalité, les bijoux en diamants s’en sont sortis assez bien à tous les niveaux du marché, pas uniquement dans le segment du luxe.
Ce produit et cette industrie sont solides, cela est certain, et si nous pouvons commercialiser et positionner correctement ce produit, je pense que nous aurons vraiment une meilleure opportunité par rapport à des produits comparables du marché intermédiaire.
NJ : À quel moment pensez-vous que le marché se reprendra ?
BC : Je pense que deux aspects vont être très importants. Le premier est le moment où les États vont revenir à une situation plus normale et le second concerne l’Inde, dont nous avons parlé précédemment.
Nous espérons constater une reprise au second semestre et, évidemment, dans notre monde, cela concerne autant les ventes de brut que de taillé et le brut prend un certain temps avant d’être transformé en taillé.
En supposant que nous ayons une saison satisfaisante, il faut s’attendre à ce que le brut commence à se vendre plus tôt que cela, donc peut-être vers la fin du premier semestre.
Mais c’est très difficile à dire. Je pense qu’il faut continuer à observer l’évolution de ces confinements et voir s’ils fonctionnent vraiment.
Selon moi, si quelques pays sortent du confinement de façon durable, vous constaterez certainement un regain de confiance chez les consommateurs. Et je pense que lorsque vous retrouvez confiance dans la capacité à repartir de façon durable, les achats reprennent.
NJ : Merci Bruce. Auriez-vous quelque chose à ajouter ?
BC : Je suppose que la seule chose à dire pour conclure est que la période n’est vraiment pas facile, pour qui que ce soit. Mais c’est lors de périodes comme celle-ci que vous devez réfléchir soigneusement à l’avenir, vous devez positionner votre activité pour qu’elle soit prête pour affronter demain.
Nous nous en sortirons et les entreprises qui se sont bien positionnées s’en sortiront également.
Il est facile, dans des époques comme celle-ci, de se sentir déprimé mais je pense vraiment qu’à moyen ou long terme, les perspectives de l’industrie restent très bonnes. Nous sommes très optimistes pour l’avenir.